Aventuriers: Rencontres avec 13 hommes remarquables
répondre aux deux cents et quelques lettres qu’il reçoit chaque semaine. Des requêtes, des interrogations. Comme celle de ce Français, certain d’avoir retrouvé les restes de son avion abattu près de Marmande, en Gironde. Publiée il y a près de vingt ans, l’autobiographie du général (l’un des très rares aux Etats-Unis sortis du rang) s’est déjà vendue à plus de trois millions cinq cent mille exemplaires et pas un mois ne passe sans qu’un meeting sollicite les services du héros. « Pourquoi refuser? J’aime voler et n’ai jamais l’impression de me répéter. On se sent tellement bien après un atterrissage réussi... »
Yeager est un homme libre. Son exploit n’est pas sa seule source de vie. Passé le « mur », il a poursuivi ses explorations. Sa performance est d’ailleurs restée de nombreux mois « secret défense ». Et lorsqu’elle fut rendue publique en juin 1948, le chasseur à l’affût s’était déjà choisi d’autres proies. « Je suis resté seize ans dans le désert, à la base d’Edwards, où j’essayais jusqu’à vingt-sept prototypes par mois ! » A chacun ses utopies. Yeager, lui, ne se sent heureux que sur le fil du rasoir, aux frontières de l’inconnu : premier à franchir le mur du son au-dessus de la France (sur un Mystère en 1949) ou détenteur d’un record encore plus renversant : Mach 2,3 le 12 décembre 1953.
« Par bonheur, ma vue et mes réflexes sont toujours restés les mêmes. » En mission en Corée, en représentation en Italie ou au Pakistan, Yeager suggère, améliore, conseille. Il initie aux grandes vitesses Jacqueline Cochran, première femme supersonique, et prend sous son aile une bonne douzaine de futurs astronautes, dont Neil Armstrong, qui lui laisse une impression mitigée : « C'était un bon ingénieur, mais pas un très bon pilote. » Plus qu’un distinguo : une prochaine guerre de religion ! Entre les as de l’US Air Force et les piétons de la Nasa, deux philosophies s’opposent : la volonté de confier la conquête de l’espace à de véritables pilotes ou le souhait de s’en remettre à des fusées capables de mettre en orbite des capsules téléguidées.
Yeager a choisi son camp. Le 12 décembre 1963, il lance son Lockheed Startfighter NF-104 hors de l’atmosphère à plus de 30 000 mètres d’altitude. Le retour sur terre pose problème : l’engin tombe en vrille, les commandes s’emmêlent, son casque heurte la vitre du cockpit jusqu’à la fendre. L'éjection est obligatoire, la première depuis son saut au-dessus de Bordeaux. Déjà sa combinaison prend feu et le parachute menace de suivre le même chemin. « Dans ces cas-là, vous n’avez pas le temps de penser, vous devez juste chercher à survivre. » C'est ce qu’il fait avant de s’obstiner un peu plus. Yeager en est encore aujourd’hui persuadé : les militaires avaient dix ans d’avance sur les civils et le Dynar Solar qui anticipait la navette spatiale était quasi opérationnel. « Nous avions simplement négligé le fait que la conquête de la Lune était d’abord une affaire de propagande et que les présidents qui se sont succédé à la Maison-Blanche avaient la hantise de voir ce programme leur échapper. »
En 1966, l’armée est définitivement mise hors jeu et les compétences de ses pilotes rangées sur une voie de garage. Le jour où Neil Armstrong et Buzz Aldrin ont entamé leur pas de deux sur la Lune, Yeager était ailleurs. « Je n’ai même pas regardé la télé : j’avais sûrement quelque chose de plus intéressant à faire ! » Sauter dans un avion, tester un nouvel appareil. Jusqu’en 1997, date de son dernier vol officiel, l’as du manche n’a jamais failli. En conscience et en toute humilité. Avec qui plus est l’impression d’avoir achevé un cycle. Désormais les avions de l’extrême se plaisent à visiter l’infini sans même un pilote à leur bord ! Comme cet engin long de quatre mètres à peine qui, fin 2004 et sous télécommandes, a dépassé les 7 000 km/h (7 fois le mur du son !).
Devant sa cabane de chasseur, Chuck Yeager a planté un panneau de signalisation à son nom (Chuck Yeager Boulevard) rapporté de la base d’Edwards au moment de tirer sa révérence. Une coquetterie qui, à ses yeux, a d’abord valeur d’exorcisme : « Là-bas, explique l’infatigable, les rues ont la fâcheuse tendance à consacrer les morts ou les fantômes. Je ne suis qu’un pilote et entends bien le rester pour
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