Berlin 36
Tous les trois prirent place sur un grand canapé. Par prudence, de crainte que l’épisode de l’Opéra ne se reproduisît, Leni se tint loin de son hôte. Dès que le noir se fit et que le film eut commencé, la jeune actrice tchèque se blottit contre Goebbels qui lui entoura l’épaule de son bras. Puis elle se mit à lancer des remarques stupides à propos du travail de Zielke, en ricanant aux passages les plus intéressants, et en éclatant parfois d’un rire vulgaire sans aucune raison. Cette hilarité absurde avait un effet contagieux sur Goebbels, qu’elle tutoyait et qu’elle surnommait affectueusement « Youpp », diminutif de Joseph. Leni grimaça, consternée. Au fond, le plus pénible était moins le spectacle de ce couple ridicule que le fait que le ministre ne prît pas la peine d’accorder la moindre chance au film qu’il était supposé défendre. A l’avance, son rire condamnait l’oeuvre.
Quand la lumière revint, le ministre se leva et s’approcha de Leni :
— Vous savez, Fräulein Riefenstahl, je crois que le grand public réagira de la même façon que cette jeune dame. Je reconnais que le metteur en scène n’est pas dépourvu de talent, mais pour la masse, cette oeuvre est incompréhensible. Elle est trop moderne, trop abstraite.
Il la regarda fixement, puis ajouta, l’air sévère :
— Cela pourrait bien être un film bolchevique. Et il est tout à fait normal que la direction de la Reichsbahn le trouve insupportable !
Leni perdit contenance :
— Mais ce n’est quand même pas une raison pour détruire ce film qui est un véritable chef-d’oeuvre ! s’exclama-t-elle, outrée.
Goebbels sourit, comme s’il savourait sa victoire. Il éprouvait de la joie, une joie sadique, à faire sortir Leni de ses gonds. En la traitant ainsi, il la punissait d’avoir refusé ses avances.
— Je regrette infiniment, Fräulein Riefenstahl, conclut-il d’un ton sec. Mais la décision dépend entièrement de la Reichsbahn qui a financé le film. Je ne veux pas m’immiscer dans ses affaires !
Folle de rage, Leni Riefenstahl tourna les talons et sortit en pestant.
1 - La Tobis Filmkunst GmbH : société de production cinématographique allemande.
2 - Compagnie des chemins de fer du Reich.
15
Où l’on voit Leni Riefenstahl entretenir
Hitler de son projet
Leni Riefenstahl se réveilla en sursaut et décrocha le combiné. L’aide de camp d’Adolf Hitler était au bout du fil.
— Le Führer souhaite vous rencontrer.
— Aujourd’hui même ? J’étais sur le point de partir pour passer les fêtes à la montagne, à Davos.
— Il vous attend dans son appartement de Munich, au 2 e étage du 16 Prinzregentenplatz, près du théâtre.
— J’y serai à 11 heures.
La cinéaste raccrocha, se leva et réfléchit un court moment. Munich était sur le chemin de Davos : l’invitation ne remettait pas en cause ses projets. A dire vrai, elle se sentait flattée d’avoir été choisie par Hitler pour passer cette journée du 25 décembre 1935 en sa compagnie. Que représentait-elle pour lui ? Le Führer l’admirait, la courtisait, soutenait ses projets cinématographiques. Au fond, Hitler était maladroit en amour et tournait autour du pot avant d’essayer de séduire une femme, à la différence d’un Goebbels dont l’audace et la frénésie frisaient l’indécence. « Pourquoi me convoque-t-il ? se demanda-t-elle en se maquillant à la hâte. Probablement pour m’entretenir de mon film sur les jeux Olympiques de Berlin. Le Dr Goebbels lui en a sans doute longuement parlé. »
A l’heure convenue, Leni frappa à la porte d’Adolf Hitler. Une femme entre deux âges lui ouvrit. C’était Frau Anni Winter, la gouvernante de l’appartement privé du Führer.
— Il vous attend, dit-elle sèchement.
Elle précéda l’invitée jusqu’à une vaste pièce où se trouvait Hitler, occupé à lire. Il était en civil et paraissait décontracté.
— Fräulein Riefenstahl ! Quel plaisir de vous revoir !
Il s’approcha d’elle, se pencha et lui baisa la main.
— Je suis très heureux que vous ayez pu répondre à mon invitation. Prenez place, je vous prie.
Elle s’assit et jeta un regard autour d’elle. Les meubles – une table ronde recouverte d’une nappe en crochet, quelques chaises, une étagère chargée de livres – étaient modestes et donnaient une impression de froideur et d’inconfort.
— Vous vous attendiez à
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