Byzance
main. Ses doigts tremblants trouvèrent une seule touffe de cheveux, mouillée, gluante. Le reste du crâne avait été scalpé. Il se baissa et se força à soulever la tête. Il regarda sans comprendre, terrifié : ni lèvres, ni oreilles ! un pénis ratatiné, violacé, à la place du nez ; et un testicule rose dans chaque orbite. Entre les dents serrées, tachées de sang, grimaçantes, un bout de parchemin. Tremblant de la tête aux pieds, Haraldr desserra les dents, tira sur le parchemin et, de ses doigts sanglants, brisa le cachet de cire rouge. Il lut le message, le froissa dans sa main et s’adossa à la muraille, en serrant le crâne ensanglanté contre sa poitrine comme un enfant berçant le cadavre d’un chaton adoré.
* *
*
Ils entrèrent l’un après l’autre. Leurs robes de soie d’un blanc éclatant étaient raidies par les fils d’or. Ils prirent place autour de la table d’ivoire cirée. Joannès, l’orphanotrophe à la robe noire, ne leur fit aucun signe, ne les vit même pas : il était retourné chez lui, à Amastris. Il sentait la poussière d’Asie Mineure sous le vent chaud de l’été et il entendait les stridulences des sauterelles.
« Mais j’ai fait les additions.
— Tu ne les as pas finies », avait dit sa mère.
Elle tenait un morceau de fromage entre ses mains. Elle serra et le liquide laiteux suinta entre ses gros doigts virils. Il s’en souvenait parfaitement.
« Mais si. Et si Stéphane et Constantin y vont, je dois y aller aussi. »
La mer. Il rêvait d’aller à la mer. Le sable mouillé de la plage près du port et les gros galets autour desquels il pouvait enrouler ses orteils.
« J’ai besoin de toi pour surveiller Michel. Il court partout à présent, regarde ! »
Sa mère souleva le bébé tout nu qui avait presque disparu dans un sac de blé à moitié plein.
Joannès sentait que sa mère lui cachait quelque chose. Ce serait une mauvaise journée. Il dit au revoir à Constantin et à Stéphane, puis il attendit en faisant des additions dans sa tête. Au bout de ce qui lui parut un long moment, il entendit la voix de son père. Une voix battue, geignarde. Le seul son qui lui faisait vraiment peur car il exprimait la défaite totale. Son père, grand mais ventru, avec son odeur de sauce au poisson et de vin bon marché, arrivait avec un autre homme. Aussitôt, Joannès se mit sur la défensive : l’homme avait un menton d’eunuque, laid et sans poil, ainsi que des petits yeux plissés de serpent. Sa tunique était tachée comme un tablier de boucher.
« C’est celui-ci, dit le père de Joannès à l’eunuque aux yeux de serpent. Il lit mieux que des garçons deux fois plus âgés que lui, et il connaît déjà toutes les opérations de l’arithmétique. »
L’eunuque fit glisser la tunique de Joannès par-dessus sa tête et le regarda à travers ses fentes reptiliennes. Puis il lui tâta les bras et palpa sa poitrine et son ventre. Il se tourna vers le père de Joannès.
« Il est assez fort pour l’opération. Je peux la faire tout de suite. Il souffrira, mais perdra peu de sang. »
Le reste avait été un cauchemar inimaginable. Pas d’incision, seulement une ligature de soie serrée au-dessus de son petit scrotum rose. La douleur lancinante qui était apparue au bout de quelques minutes, puis l’insensibilité. Et pendant les deux semaines suivantes, l’horreur de voir mourir une partie de lui-même. Chaque jour l’eunuque venait enduire d’un onguent la peau violette, puis jaune, puis noire. Et chaque jour Joannès sentait flétrir la vie qu’il aurait pu avoir : les jeux avec les autres enfants et ce vague avenir de virilité dont il ne devinait que trop bien l’importance, maintenant qu’il en était privé.
Le père de Joannès lui avait expliqué ses raisons quand ce qu’il restait des testicules de Joannès était tombé.
« C’est pour que tu puisses paraître devant l’empereur, alors que je ne pourrai jamais. »
Le lendemain, Joannès partit pour Constantinople faire ses études.
Et il avait pu paraître devant l’empereur. L’orphanotrophe Joannès regarda l’héritier vivant du Christ Roi, assis sur son trône d’or pour assister à la réunion du Saint Consistoire, le conseil de quinze membres qui constituait son cabinet. Les yeux sombres, fatigués, de l’empereur se tournèrent vers Joannès, en quête d’assurance, et Joannès hocha la tête, répondit d’un regard qui exprimait
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