Cahiers secrets de la Ve République: 1986-1997
confonde pas avec l’anarchie des tribus d’autrefois ».
Dans ce désordre général, faisant oublier par là son demi-pas de clerc du mois d’août, Mitterrand tire un ultime coup de chapeau à Gorbatchev « par qui tout fut possible : la fin de la guerre froide, le désarmement, l’approche de la démocratie sur cette terre brûlée par des siècles de despotisme ».
Heureusement aussi, l’Europe est là, après la réunion de Maastricht, avec ses promesses : la monnaie commune, l’amorce d’une diplomatie et d’une défense européennes, « bientôt 350 à 360 millions d’Européens solidaires sur la scène du monde ».
On sent, à je ne sais quelle vibration dans la voix – fatiguée – de Mitterrand, qu’Élisabeth Guigou a raison : tout ce qu’il lui reste d’énergie politique est mobilisé pour ce grand rêve européen, d’autant plus fort que l’autre Europe, celle de l’Est, vacille sur ses bases.
Le reste, c’est-à-dire la crise politique française, il la baptise « crise de langueur », économique certes, psychologique surtout. Et pourtant la France s’en tire mieux que les autres, elle agit, elle travaille : « Elledemeure l’un des quatre premiers pays du monde, l’un des mieux préparés à la reprise de la prospérité. »
Un mot, enfin, vague encore, sur la réforme des institutions qu’il entend proposer avant la fin de l’année. Les quelques minutes d’allocution du Nouvel An se terminent par ces souhaits pour les Français : « Santé, sécurité, joie d’aimer et d’être aimé » – tout ce qu’il se souhaite sans doute à lui-même pour l’année qui vient.
Hier, à midi, rencontre avec Pierre Mauroy à Lille. Vieilli par ces trois années et demie passées à la tête du PS, plus lourd et plus lent. Son optimisme légendaire s’est évanoui. Il n’est pas malheureux de se retrouver aujourd’hui plus proche de Mitterrand qu’en 1988, lorsque, passant outre le désir du Président, il avait été désigné premier secrétaire du Parti. Tout en répétant que, depuis l’origine, il « ne faisait pas partie de sa famille – « contrairement à Laurent Fabius, à Lionel Jospin », martèle-t-il.
Il a néanmoins retrouvé un dialogue avec Mitterrand, et c’est à cela qu’il est le plus sensible. Ce qui ne l’empêche pas, sur le fond, de voir les choses en noir.
Édith ? Elle baptise tous ses ministres, qu’elle déteste, de « noms d’oiseaux » : « Impossible, même, de redire les sobriquets dont elle les affuble ! »
Par parenthèse, il me raconte que Jean-Michel Rosenfeld 1 marchait l’autre jour aux côtés de Bérégovoy près de l’hôtel Matignon, qu’il connaît bien, et pour cause, puisqu’il y a été longtemps conseiller quand Mauroy était Premier ministre. Passe une fille que Rosenfeld connaît de vue. Celle-ci adresse un signe de tête amical en direction des deux hommes : « Tu vois, lui dit Béré, partout on me reconnaît, et on me respecte ! »
Jospin, Rocard, Fabius, ce trio infernal empoisonne la vie de Mauroy depuis trois ans. Le scrutin à la proportionnelle ? Si Fabius a fait la fine bouche, c’est parce qu’il ne voulait pas désavouer les députés membres de son courant, qui sont vent debout contre un changement de système électoral. « Chez moi aussi, s’emporte Mauroy, le scrutintouche les élus du Nord. On ne fait pas une politique nationale de cette façon ! »
Lionel Jospin ? Il a tué le père – Mitterrand – et perdu du même coup son centre de gravité.
Michel Rocard ? « Trop pressé. » Il ne pense qu’à l’immédiat, et pourtant, estime Mauroy, il serait battu dans la conjoncture actuelle. Il me révèle que Rocard enrage de voir Jacques Delors caracoler dans les sondages – et dans le cœur de certains socialistes – et qu’il s’indigne de voir l’intelligentsia socialiste enfourcher ce cheval de bataille.
« Mais quoi, dit Mauroy, si Delors était Premier ministre, ce serait le seul moyen aujourd’hui de remonter la gauche ! Rocard en profiterait lui-même : Delors serait cuit en 1993-1994. Pourquoi Rocard se lamente-t-il ? Pourquoi est-il si pressé ? La victoire viendra, pour peu qu’il sache attendre. »
La vérité, j’en ai l’intuition, est que Pierre Mauroy, sur la fin du septennat, est redevenu totalement solidaire de Mitterrand, comme il l’était en 1981 : il m’avoue qu’il compte démissionner dans
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