Cahiers secrets de la Ve République: 1986-1997
pays.
22 décembre
Je suis revenue hier soir, avec Henri Weber, sur le raisonnement qui a guidé Laurent Fabius. Ce sont Robert Badinter et Olivier Duhamel qui lui ont démontré que le procès allait durer quatre ans, que l’opposition d’aujourd’hui en serait maître demain, et qu’il serait, lui, entre les mains de ses ennemis politiques. Ils prévoyaient tout à fait une solide bronca dans la presse, pendant quelques jours : à tout prendre, selon eux, cela valait mieux que quatre années de drame !
Ils ne prévoyaient pas que le groupe parlementaire socialiste ne les suivrait pas, qu’il refuserait de voir juger les deux ministres sans le premier d’entre eux.
« Cinq ans de perdus ! » soupirait Henri Weber. Peut-être pas ; l’opinion est versatile : si Fabius sait apparaître comme une victime expiatoire, ce qu’il est, il peut la retourner.
Un peu plus tard, nous refaisons les calculs électoraux pour l’élection de mars : plus de 400 députés de l’opposition actuelle, 65 à 100 députés socialistes, une gauche à reconstruire, l’absence totale de militants pour coller des affiches ou distribuer des tracts, plus de sections, si ce n’est squelettiques.
25 décembre
Claude Cheysson, que je rencontre hier, me demande :
« Avez-vous eu une fois une conversation avec Mitterrand sur l’audiovisuel ? »
Je lui réponds que non.
« Moi non plus, je n’ai jamais pu aller loin sur le fond, me dit-il ; sur le Moyen-Orient, par exemple ! »
À son sens, Mitterrand a un blocage sur le monde arabe. Dû à quoi ? À l’indépendance de l’Algérie et aux guerres coloniales de la IV e République.
« Il y a un autre peuple qu’il déteste encore plus que les Algériens, me confie-t-il, ce sont les Indochinois ! »
30 décembre 1992-3 janvier 1993
Voyage à Moscou pour la fin de l’année.
C’est l’après-guerre. Comme la guerre était froide, c’est une après-guerre froide. On se prostitue, on se prosterne devant le dollar, l’Amérique est la terre promise, des bandes de jeunes nous agressent à l’entrée du Kremlin devant des policiers qui ne bougent pas. La ville entière sent mauvais, et dans ces latrines générales, quelques survivants de l’ancien régime sont réduits au silence, dans la désolation. Pas même la rage au cœur de voir, en quelques mois, l’état dans lequel se trouve la capitale soviétique.
On a dit aux Russes, pendant des années, qu’ils travaillaient pour la société, pour la collectivité. Aujourd’hui, la seule valeur à laquelle ils croient, c’est eux-mêmes. À tirer leur épingle du jeu dans l’éclatement du communisme.
Les églises, superbes, ne sont même pas pleines. Non. Tout est vide, sauf les endroits où on a une chance de gagner un sou. Nous assistons, sous le porche du Bolchoï, à une bagarre en règle entre revendeurs de places au marché noir. Les uns ont investi les lieux, délogeant les quelques misérables qui essaient, seuls, de revendre un siège. Pis : la représentation d’ Eugène Onéguine , à laquelle nous assistons, est sans éclat : costumes vieillis, décors pauvres, chanteurs comme à bout de forces.
En sortant, notre ami Guy Sitbon, correspondant du Nouvel Observateur à Moscou, nous emmène dans une boîte de nuit sur la place du Bolchoï. Les hommes de notre groupe se voient entourésd’un essaim de très belles femmes blondes, prêtes à tout pour sortir de Russie.
Dans les rues, ils et elles sont légion à avoir faim.
La mort de l’Union soviétique, certes, qui peut la regretter ? Mais à quel prix pour les Russes !
1 - Jean-Michel Rosenfeld a été conseiller auprès de Pierre Mauroy à l’hôtel Matignon de 1981 à 1984. Il est aujourd’hui maire adjoint du XX e arrondissement de Paris.
2 - Issu du congrès de Rennes, le comité directeur du PS compte 131 membres, parmi lesquels 39 « fabiusiens », 39 « jospinistes », 33 « rocardiens », 9 « poperénistes » et 11 « chevènementistes », dont 5 l’ont quitté dans les mois qui ont suivi la guerre du Golfe. Si donc les jospinistes n’accordent pas leurs voix à Laurent Fabius, celui-ci, pour être élu, pourrait se contenter de l’appoint des voix rocardiennes.
3 - Le Congrès socialiste s’est tenu à Paris du 31 janvier au 2 février 1975. Jean-Pierre Chevènement y a obtenu 25,4 % des voix, François Mitterrand 68 %.
4 - Georges Habache est le fondateur du Front populaire
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