Cahiers secrets de la Ve République: 1986-1997
basée sur un réflexe malthusien : il s’agit de dominer la production au point de la geler artificiellement, par les fameuses jachères, par exemple, parce qu’il y a surproduction à un moment donné. Si on regarde plus loin que le bout de son nez, on voit qu’il y a aujourd’hui de par le monde 5 milliards d’hommes et de femmes qui mangent à leur faim, et un milliard d’hommes et de femmes qui connaissent la sous-nutrition et la famine. En 2018, dans vingt-cinq ans, il y aura 8 milliards d’hommes sur la Terre. Si on n’augmente pas dès maintenant la production agricole, il y aura 4 milliards d’hommes qui mourront de faim. Notre problème est donc rigoureusement inverse : il faut augmenter maintenant et non réduire la production agricole ! On nous dit que l’agriculture est un marché insolvable. On peut parler de marchés solvables ou insolvables pour d’autres productions, mais pas pour la production alimentaire ! Il faudra bien, pour toutes sortes de raisons, humaines, morales, politiques, rendre la demande solvable. »
Il plaide pour l’agriculture française comme il plaiderait s’il était Premier ministre, comme il parlerait à la place d’Édouard Balladur.
Pour la première fois, je suis convaincue, au moment où il parle, et tandis que je prends frénétiquement des notes, qu’il regrette d’avoir laissé à quelqu’un d’autre le soin de défendre la position française sur le GATT. C’est la première fois, j’en suis sûre, qu’il regrette vraiment de ne pas être à la tête du gouvernement.
Nous arrivons à Paris. Il interrompt son exposé et me parle de sœur Emmanuelle. Il y a eu en effet, dans la journée, un moment où Chirac a disparu. J’étais loin de penser qu’il s’en était allé rendre visite à sœur Emmanuelle dans sa maison de retraite de Caillon, dans le Var. « De quoi avez-vous parlé ? – Des pauvres, des bidonvilles, et de l’expression moderne de la foi. »
Lorsqu’il a pris congé, la sœur lui a dit – c’est lui qui me le rapporte : « Jacques, je prierai pour toi à condition que tu pries pour moi : c’est donnant-donnant. »
Début décembre
Simone Veil est comme à son habitude extrêmement lucide. Elle ne se paie pas de mots, ignore la langue de bois et nous raconte longuement, au cours d’un déjeuner dans la salle à manger, au dernier étage de son ministère, ce qui marche et ce qui ne marche pas, à ses yeux, dans son propre ministère et au gouvernement.
Ce qui marche, selon elle, c’est l’interministériel. Les ministres ont entre eux de très nombreuses rencontres, beaucoup de concertation pour évaluer les problèmes sous tous leurs aspects. Généralement, Balladur tranche le mardi matin.
Ce qui marche très bien aussi, c’est le contact avec Balladur. Elle le décrit elle aussi comme quelqu’un de toujours disponible, de toujours courtois, toujours intéressé par les choses, toujours ouvert.
Certaines réformes, en revanche, ne vont pas assez vite ; certaines sont mal ficelées, mal présentés. Elle cite comme exemple le projet de loi sur la concentration des hôpitaux, ou la réforme de l’allocation logement pour les étudiants.
Elle déplore surtout que la politique de la Ville n’existe pas, bien que le budget alloué soit considérable, mais il est mal utilisé. Elle s’efforce de changer tout cela. Il lui faudra plus de temps qu’elle ne le pensait.
Après cette description sans complaisance et sans autocongratulation (le fait est assez rare chez les autres ministres pour que je le souligne), elle raconte sa seule entrevue avec François Mitterrand depuis qu’elle est au gouvernement. Ils se sont rencontrés à l’occasion d’un dépôt de gerbe dans un lieu historique (est-ce le Mémorial juif ? j’ai omis de la prier de me le préciser). Mitterrand lui a demandé pourquoi les victimes des camps d’extermination nazis avaient attendu si longtemps, après la guerre, pour oser parler d’Auschwitz, de Birkenau et autres antichambres de la mort. Simone Veil lui a répondu ce que lui avait dit le grand rabbin de Strasbourg : « C’est pour cela que Moïse a attendu quarante ans avant d’accéder à la terre promise. »
2 décembre
Tout arrive : Mitterrand a reçu Rocard à l’Élysée aujourd’hui. Est-ce la normalisation ? Normalisation difficile, alors : entre le moment où Rocard a laissé entendre qu’il allait peut-être rencontrer à sontour le président
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