Chronique de mon erreur judiciaire
de moi, je sais qu’il a raison. Ayant pleinement conscience de l’impossibilité que j’aurai à reprendre mon activité professionnelle dans le Boulonnais, qu’un doute incurable planera longtemps dans les esprits à mon égard, je conviens que je devrai passer la main. Et puis, lui avouai-je, tout ceci n’est rien en comparaison du bonheur de sortir d’ici, le 26 décembre prochain.
Réalisant désormais que je dois vendre, puis m’installer dans une autre région, j’accepte d’en apprendre plus. Maître Bavière me fait alors part des différentes propositions reçues, lesquelles sont bien en deçà de la valeur de ma clientèle il va sans dire. Mais, puisque la rumeur va bon train, nous tombons d’accord pour vendre au plus vite et au plus offrant.
Alors défile devant moi la ribambelle de dossiers de candidatures. Une consœur du Calaisis que je connais propose un prix dérisoire, suivent une dizaine d’autres propositions tout aussi pitoyables, à la limite de l’indécence, mais je dois me résoudre à les étudier sérieusement. Perdre mon Étude équivaut pour moi à un nouveau déchirement après dix ans de lutte pour en faire une affaire rentable. Dix années de combat, de travail intensif, de sacrifices qui vont s’envoler en fumée pour une erreur judiciaire. Décidément, le pire arrive toujours lorsqu’on ne s’y attend pas. À la première proposition jugée un peu moins ridicule que les autres, je signe sur un coin de table un acte de vente qu’il remettra sans attendre aux instances officielles et le problème sera réglé.
Mais comment me résoudre à signer cet acte de démission ? Les yeux embués de larmes, ma main peinant à écrire, je ne parviens pas à m’y faire. Et c’est en pleurant un bon coup que j’abandonne, en quelques secondes, le métier d’une vie.
Je viens de pleurer, de parapher l’acte et le parloir se termine. Je retourne en cellule à la fois plus léger et plus lourd, toute mon existence venant d’être bradée d’un trait de plume. Il est 16 heures et même la crasse de ce taudis infâme ne me fait plus rien. Après ce que je viens d’accepter, les stimuli me retenant à la vie ne fonctionnent plus. Ce soir-là, devant mes codétenus, j’émets le souhait de regarder un film qui ne soit pas un navet, un long métrage plutôt bien accueilli par la critique intitulé Shakespeare in love. Les contestations des autres pleuvent comme la grêle mais j’arrive à obtenir gain de cause et ils finissent par apprécier le spectacle. Résultat, ils me trouvent un nouveau sobriquet : je ne suis plus le « prof » mais « Shakespeare ».
*
À la veille de Noël, je m’empiffre de chocolat, de biscuits et de bonbons. Compenser la détresse par le sucre, la dureté de l’existence par des douceurs. Mes codétenus, semblant avoir saisi mon désarroi, me laissent tranquille, dans un état de souffrance digne et muette. Auraient-ils plus de psychologie que les magistrats ?
Si ce soir c’est le « réveillon », je passe la journée du 24 décembre dans mon lit, pleurant ma femme, mes enfants, mes parents. Seule éclaircie en ces heures de prostration, le parloir où je me console en voyant mes sœurs qui m’assurent qu’il n’y en a plus que pour quelques jours et que je dois tenir bon.
À mon retour en cellule, je nettoie le sol et les sanitaires, curieux de voir ce que les gardiens vont servir comme repas de Noël. Vers 17 h 30, quand le dîner arrive, nous constatons que les maigres améliorations apportées au menu ordinaire ne vont pas nous faire croire à une bombance. D’un commun accord, nous préférons préserver notre appétit pour notre repas de réveillon à nous, celui de 20 heures. Une fête entamée par un ingénieux apéritif à base de fruits macérés dans de la bière qui, sans être officiellement alcoolisé puisque c’est interdit, l’est quand même. Nous buvons plusieurs verres agrémentés de cacahuètes et de saucisson, puis entamons une dégustation d’huîtres, de foie gras, suivie d’une bonne portion de tagliatelles au saumon. Quant au dessert, il prend les traits d’une mousse au chocolat.
Repus, nous regardons ensemble la télé jusqu’à 2 heures du matin. Et là, comme si les drames de ces derniers jours ne suffisaient pas, je suis pris de violentes douleurs gastriques qui m’obligent à m’allonger. J’en profite pour prier et, vers les 4 heures du matin, je trouve un semblant de sommeil.
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