Claude, empereur malgré lui
approbation ; il avait coché tous ceux dont la demande de dispense avait été rejetée. Par hasard, je remarquai, parmi les noms des jurés bénévoles, celui d’un citoyen que je savais père de sept enfants. En vertu d’une loi d’Auguste, il était exempt jusqu’à la fin de ses jours ; or, il n’avait pas sollicité de dispense ni fait mention de sa nombreuse famille. « Qu’on raye le nom de cet homme. Il a sept enfants. » Le magistrat protesta : « Mais, César, il n’a pas cherché à se dérober. » « Précisément, dis-je, il veut être juré. Raye-le. » J’entendais par là bien entendu que cet homme passait sous silence son droit à se voir dispensé d’une tâche considérée comme ingrate et déplaisante par tout honnête citoyen ; et qu’il devait être mû par des intentions inavouables. Les jurés malhonnêtes pouvaient gagner beaucoup d’argent grâce aux pots-de-vin, étant bien entendu qu’un seul d’entre eux agissant par calcul pouvait influencer l’opinion de tout un groupe de collègues désintéressés ; et l’affaire était jugée d’après les conclusions de la majorité. Mais ce magistrat était un sot et se contenta de répéter ma phrase : « Il veut être juré ; raye - le » en la donnant pour un exemple typique de mon inconséquence.
Vinicianus et les autres mécontents mentionnèrent également une de mes décisions qu’ils estimèrent extravagantes ; j’avais, en effet, insisté pour que tout homme paraissant devant moi au tribunal fît de sa propre bouche l’exposé préliminaire de ce qui le concernait personnellement : origines, liens de famille, mariage, carrière, situation financière, profession actuelle, et ainsi de suite, qu’il le fît de son mieux, sans en appeler à quelque protecteur ou quelque avocat. Les raisons de cette décision semblaient pourtant claires : dix mots prononcés par un homme au sujet de lui-même en apprennent bien plus qu’un panégyrique de dix heures fait par un ami. Peu importe, d’ailleurs, ce qu’il exprime en ces dix mots : ce qui compte, en vérité, c’est la façon dont il les dit. Je m’étais aperçu qu’avant l’ouverture des débats dans un cas donné, il était des plus précieux pour la compréhension de l’affaire de savoir si le prévenu avait l’esprit lent ou rapide, s’il était vantard ou modeste, flegmatique ou peureux, méthodique ou brouillon. Mais aux yeux de Vinicianus et de ses amis, je faisais preuve d’une injustice flagrante envers l’inculpé que je privais d’une assistance ou d’une éloquence dont il attendait le salut.
Chose étrange, de toutes mes aberrations impériales, celle qui les scandalisa le plus fut mon attitude dans l’affaire du char d’argent. Voici l’histoire. Un jour que je passais par hasard dans la rue des Orfèvres, j’aperçus un groupe d’environ cinq cents citoyens massés autour d’une boutique. Je m’interrogeai sur la cause de ce rassemblement et donnai l’ordre à mes gardes de disperser la foule qui créait cet embouteillage. Ceci fait, je vis que la boutique exposait un char entièrement revêtu d’argent, souligné d’une bordure d’or. L’essieu même plaqué en argent s’ornait aux deux extrémités de têtes de chiens dorées avec des yeux d’améthyste ; les rayons étaient faits d’ébène sculptée en forme de nègres à la ceinture d’argent et les chevilles d’essieux même étaient en or. Les flancs argentés de la caisse étaient rehaussés de scènes illustrant une course de chars au Cirque, et les jantes des roues décorées de feuilles de vigne d’or en relief. Les éléments de l’attelage – argentés, de même – portaient à leurs extrémités des visages de cupidons dorés aux yeux de turquoises. Ce véhicule merveilleux était à vendre au prix de cent mille pièces d’or. Quelqu’un me glissa à l’oreille qu’il avait été commandé par un riche sénateur et déjà payé, mais que le sénateur avait demandé aux orfèvres de le mettre en vente pendant quelques jours (à un prix beaucoup plus élevé qu’il ne l’avait payé en réalité), car il voulait en faire publiquement connaître la valeur avant d’en prendre possession. Cela me parut vraisemblable : les orfèvres eux-mêmes n’auraient pas réalisé une aussi coûteuse merveille au risque de ne pas trouver un acheteur millionnaire. En qualité de directeur de la Morale
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