Clopin-clopant
logés à la même
enseigne de la pénurie langagière.
Le rétrécissement de l’espace fumeurs n’encourage pas à un
élargissement de la terminologie. Et pourtant, on pourrait dire bien des choses,
en somme : une filtre (ou sans-filtre – le filtre au masculin étant
réservé aux cafetières et aux objectifs), une cylindrée, une roulée, un tube, une
cendreuse, une pétunette et, sur un mode plus cynique, une tumoreuse, une toussarde,
une goutine ou un nicodron (moitié nicotine, moitié goudron). L’espèce est en
voie de disparition mais inutile de laisser le français s’appauvrir.
Chansons de la bien-aimée
Le glossaire est court mais le répertoire des chansons bien
fourni. Ce sont pourtant toujours les mêmes airs qui me trottent dans la tête. J’ai
intérêt à m’en souvenir car ils risquent de passer à la trappe à fumée, comme
le reste.
Gageons que « J’ai du bon tabac dans ma tabatière »
est déjà interdite dans les garderies, crèches et écoles maternelles. Il ferait
beau voir que les lardons et moutardes se missent à priser ! On remarquera
pourtant que le héros de la chanson, vantard et pingre, constituerait un utile
repoussoir.
À part cette comptine, les autres chansons sont du même
tabac. Toutes époques et tous genres confondus, chacune évoque, à sa manière, la
déchéance, le chagrin, la mort. Partout, la cigarette laisse « un goût, presque
louche, de sang, d’amour et de dégoût, dans la bouche ».
L’univers des blondes, des brunes, est bien noir. Et la plus
noire chanson est « Du gris », cette complainte de la pute qui
dédaigne l’alcool et la drogue au seul profit « du gris que l’on prend
dans ses doigts et qu’on roule ». Selon le principe que « le tabac, c’est
l’beau d’la souffrance : quand on fume, l’fardeau est moins lourd », elle
demande, avant de succomber à un coup de couteau, une dernière bouiffe, sûre
que son « âme s’en ira, moins farouche, dans la fumée qui sortira de [sa] bouche ».
Avec « Donne du rhum à ton homme, du miel et du tabac »,
on passe du protocole compassionnel des faubourgs au philtre d’amour exotique à
usage de la femme de marin : « Tu verras, il aime ça. » On en
conclut que l’amour ne suffirait ni à le retenir ni à le faire revenir et que
le seul tiercé gagnant, c’est l’alcool, le tabac et le sexe.
« Cigarettes, whisky et p’tites pépées » ne fait
pas mystère du résultat de ce mélange : il rend le consommateur « groggy »
et « cinglé » : la bronchite chronique, le delirium et la
chtouille menacent le pilier de bars montants au terme d’une vie de patachon, le
tout dans une atmosphère de série B renforcée par la peau vérolée d’Eddie
Constantine.
Dans un tout autre registre, avec une désinvolture de dandy,
Gainsbourg signale à sa passagère : « Y a des américaines dans la
boîte à gants, et du whisky, t’as qu’à taper dedans. » Le même, iconoclaste,
prétend que « Dieu est un fumeur de havanes », ce à quoi Deneuve
rétorque, sarcastique : « Tu n’es qu’un fumeur de Gitanes. » Il
n’est pas dit si c’est de ça que Dieu est mort.
Il y a encore « Sympathique » de Pink Martini, chanson
déglingue, mal phrasée mais bien en phase avec le cafard : « Je ne
veux pas travailler, je ne veux pas déjeuner. Je veux seulement l’oublier et
puis je fume », adaptation d’« Hôtel » d’Apollinaire (« Mais
moi qui veux fumer pour faire des mirages / J’allume au feu du jour ma
cigarette / Je ne veux pas travailler / Je veux fumer »).
Mais la plus belle évocation du tabac est le plaidoyer sulfureux
de l’amant du condamné à mort adapté par Hélène Martin d’un long poème de Jean
Genet : « Nous n’avions pas fini de fumer nos Gitanes, nous n’avions
pas fini de nous parler d’amour. »
« La mort, toujours la mort », chante Carmen, la
cigarière. Faubourienne ou jazzy, mirlitonesque ou sublime, la leçon est
édifiante.
Et c’est pourquoi, avec une joie mauvaise, détournant une
chanson bien innocente, je clame parfois en sautant de mon petit pageot :
« Clope dès le matin, lève-toi, l’heure sonne. Clope dès le matin, lève-toi
gaiement. »
Casse-pipes
Peut-être en référence aux rites chamaniques – dont on ne
connaît plus d’ailleurs que le calumet de la paix –, avant de les envoyer au
combat, on distribuait aux troupes double ration de tabac et de gnôle. On
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