Dans le nu de la vie
l’existence. Nyamata était très désolée, puisque toutes les toitures, toutes les portes et fenêtres avaient été démontées. Mais c’est surtout le temps qui semblait cassé dans la ville. Il semblait s’être arrêté pour toujours, ou au contraire avoir filé trop vite pendant notre absence. Je veux dire qu’on ne savait plus quand tout ça avait commencé, du nombre de nuits et de jours que ça avait duré, en quelle saison on était, et finalement on s’en fichait vraiment. Les enfants allaient capturer des poules dans les taillis ; on commençait à manger de la viande, on se mettait à réparer, on essayait de retrouver au moins quelques habitudes. On était désormais préoccupés de la présente journée, on la passait à trouver des compagnies d’amis avec qui passer la nuit, pour ne pas risquer de mourir abandonnés dans un cauchemar.
Un matin, des amis sont venus avec une somme d’argent, ils m’ont dit : « Marie-Louise, prends ça. Toi tu t’étais habituée au marchandage, pas nous ; il faut que tu recommences le commerce. » J’ai fait mettre une porte à la boutique ; le métier est revenu, mais l’espoir s’en était allé. Autrefois, la prospérité me tendait les bras. Léonard et moi, on allait de programme en programme, on était bien, on était aimés et considérés. Maintenant je regarde toute la vie de façon funeste, je guette des petits et grands dangers partout. Je n’ai plus celui qui m’aimait, je ne trouve plus personne pour m’épauler.
*
À la boutique, les clients me racontent comment ils ont survécu. Le soir, j’entends les connaissances qui discutent des massacres. Et je ne comprends toujours rien de rien. Avec les Hutus, on faisait des partages, des parrainages, des mariages, et les voilà tout à coup chassant comme l’animal sauvage. Je ne crois pas à l’explication de la jalousie, parce que personne n’a jamais écrasé des enfants à coups de massue, en rang dans une cour, par jalousie. Je ne crois pas à cette histoire de beauté et au sentiment d’infériorité. Dans les collines, les femmes tutsies et hutues étaient boueuses et abîmées pareillement par les champs ; dans la ville, les enfants hutus et tutsis étaient beaux et souriants pareillement.
Les Hutus avaient la chance de monopoliser toutes les faveurs et les bonnes places de l’État, ils obtenaient de bonnes récoltes parce qu’ils cultivaient très bien, ils ouvraient des commerces rentables, au moins pour le détail. On topait des affaires en bonne entente, on leur prêtait de l’argent ; et ils ont décidé de nous découper.
Ils voulaient tellement nous éliminer qu’ils avaient la manie de brûler nos albums de photos pendant les pillages, de sorte que les morts n’aient même plus l’opportunité d’avoir existé. Pour plus de sécurité, ils voulaient tuer les gens et leurs souvenirs, et en tout cas tuer les souvenirs quand ils ne pouvaient pas attraper les gens. Ils travaillaient à notre disparition et à la disparition des marques de leur travail, si je puis dire. Aujourd’hui, beaucoup de rescapés ne disposent plus d’une seule petite photo de leur maman, de leurs enfants, de leurs baptême ou mariage pour étendre avec une image un peu de douceur sur leur nostalgie.
Moi, je vois que la haine du génocide réside uniquement dans l’appartenance à une ethnie. Dans rien d’autre, tels des sentiments de peur ou de frustration et consorts. Mais l’origine de cette haine m’est encore bien cachée. Le pourquoi de la haine et du génocide, il ne faut pas le demander aux rescapés, c’est trop difficile pour eux de répondre. C’est même trop délicat. Il faut les laisser en parler entre eux. Il faut le demander aux Hutus.
Quelquefois, des femmes hutues reviennent chez moi chercher du travail sur les parcelles. Je parle avec elles, j’essaie de leur demander pourquoi ils ont voulu nous tuer sans jamais se plaindre de rien auparavant. Mais elles ne veulent pas entendre. Elles répètent qu’elles n’ont rien fait, qu’elles n’ont rien vu, que leurs hommes n’étaient pas des interahamwe, que ce sont les autorités qui sont fautives de ce qui s’est passé. Elles disent que les avoisinants ont été forcés de couper par les interahamwe, sinon ils allaient être tués à leur place ; et elles se contentent de ça. Je me dis : « Ces Hutus ont tué sans trembler et maintenant ils se dérobent face à des discussions de vérité,
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