Edward Hopper, le dissident
quelque influence. Il répondait laconiquement aux questions qu’on lui posait sur sa peinture. Quand on lui demande pourquoi il s’est tourné vers la gravure, à son retour d’Europe, il répond quelque chose comme : « J’avais envie de graver. Cela m’est venu à l’esprit. J’ai fait des gravures. » Il se peut que personne n’ait songé à l’interroger sur l’obscur Caillebotte. Obscur ? On le connaissait en Amérique, lorsque Hopper y apprenait à peindre. On admirait l’attention qu’il portait à la vie quotidienne, aux choses nouvelles, à la ville moderne… Devant une œuvre, combien de questions viennent trop tard ! L’ouvrage est depuis longtemps achevé, il apparaît comme œuvre, son auteur a quitté ce monde. Toute œuvre est une Égypte. Le silence, dont il est si souvent parlé à propos des tableaux de Hopper, nous pourrions l’interpréter comme une manière d’allégorie de la peinture elle-même. Silence essentiel de la peinture dans le silence mis en scène par la peinture, en tel tableau ; et secret gardé par le peintre taciturne.
Staircase (« Cage d’escalier au 48, rue de Lille, à Paris »), qu’il peint en 1906, pourrait passer pour un hommage, peut-être inconscient, de Hopper à Caillebotte. C’est une peinture assez sombre, verticale, huile sur bois qui représente un escalier, une cage d’escalier : pas bien grande, 33 centimètres sur 23. Un lieu sans grâce, ordinaire. Pourquoi un tel sujet ? Est-ce parce que ce jour-là, alors qu’on veut peindre, qu’on a dessein de travailler, il pleut, et qu’il est impossible qu’on aille sur le motif, sur les quais, saisir à travers les ondées et l’averse la lumière de l’automne qui
s’achève ? On pourrait s’abriter et, d’un parapluie, protéger la toile comme, l’été, on peint sous un parasol… Il suffira de s’installer avec son attirail sur le palier, malaisément. L’essentiel est de peindre, comme un pianiste fait ses gammes, comme un danseur, une danseuse, s’exerce chaque jour à la barre. Il se pourrait aussi que Hopper, pour lui-même ou sa famille, quand il retournera là-bas, ait voulu fixer, autrement que par un croquis, une aquarelle, le lieu de sa nouvelle vie, et l’escalier qui monte vers la chambre qu’il habite, qu’il n’habitera pas toujours, certes ; l’escalier qui descend vers Paris, la Seine, les rues et le ciel de Paris. Ce pays où il devient peintre : en voici la preuve.
Ce qui fait ici penser à Caillebotte tient à quelques détails : le trait de lumière sur l’arrondi de la rampe et sur l’arête des marches, leur bois, qu’un jour des ouvriers ont raboté, semblables à ceux que Caillebotte montre agenouillés sur les lames d’un parquet parisien comme sur le pont d’un navire ; et, peut-être plus encore, les boulons ou les ferrures d’une espèce de passerelle qui soutient le couloir du dernier étage, celui des chambres de service : ces boulons, cette poutrelle, rappellent le fer et le treillis métallique du Pont de l’Europe .
Des rouges lourds et sourds, des bruns. Ce peintre, que nous connaissons hanté par la lumière comme, par l’azur et l’hiver, Mallarmé, a commencé par la pratique de l’ombre et de la pénombre, du clair-obscur, de la matière et sa ténèbre intime. C’est pour rencontrer l’impressionnisme, sinon les impressionnistes, qu’il a voulu vivre un temps à Paris. Il a reçu de leur peinture et de Paris, de l’Ile-de-France, le don de la lumière. Et ce tableau qui d’abord nous apparaît sombre, dans le ton et la manière de ses toiles
d’étudiant, à New York, est en fait une mise en évidence de la lumière. Il y a ces reflets sur le bois de la rampe et des marches, mais, venu d’en haut, d’une lucarne qu’on ne voit pas, le jour éclaire les murs, la peinture, peut-être un peu écaillée, des murs ; la peinture; il y a, à mi-hauteur de la portion visible de l’escalier, quelque chose de blanchâtre qui n’est sans doute pas une ouverture, un jour, mais un globe. Et ce tableau évoque moins Caillebotte qu’il ne préfigure finalement le Hopper de la maturité et du grand âge : celui de Soleil dans une pièce vide . Tout se passe, dans la vie d’un peintre, d’un poète, comme si le temps développait et rendait manifeste ce qui dès la première toile, les premiers vers, est latent. Ici, pour cette peinture d’un escalier, n’y aurait-il que cet amour, mais sans romantisme, sans
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