Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte
Rewbell,
qui les expédiait.
Ces choses se passaient en février et mars
1798.
Nous avions appris quelque temps avant
l’assassinat du général Duphot à Rome, aux environs du palais de
notre ambassadeur, Joseph Bonaparte. Le pape avait aussi de
l’argent ! Berthier marcha sur Rome ; on comprit que
l’expédition d’Angleterre n’allait plus manquer de rien, que la
flotte serait magnifique, et que les troupes auraient de tout en
abondance.
Mais ce que je ne veux pas oublier, c’est la
grande joie que j’eus en ce temps de revoir ma sœur Lisbeth et son
petit Cassius. Marescot était alors capitaine dans la
51 e demi-brigade, où l’ancienne 13 e légère
avait été fondue le 11 prairial an IV. Il se trouvait encore en
Italie quand, un bataillon de la 51 e ayant été détaché à
l’armée de Batavie, Lisbeth profita de l’occasion pour venir nous
montrer ses lauriers.
Un matin que je garnissais ma devanture de
brosses, de faux, de gros rouleaux de molleton et de flanelle, car
alors, outre les articles de mercerie et d’épicerie, nous
commencions à tenir aussi les étoffes, pendant que j’étais à cet
ouvrage, regardant par hasard du côté de la place, je vis une
grande dame, toute chamarrée de breloques et couverte de falbalas,
qui descendait la rue du Cœur-Rouge, un petit garçon habillé en
hussard à la main. Bien des gens regardaient aux fenêtres, et je me
demandais qui pouvait être cette grande dame, avec ses boucles
d’oreilles en anneaux et ses chaînes d’or ; il me semblait que
je l’avais déjà vue. Elle arrivait ainsi, se balançant et faisant
des grâces ; et tout à coup, au coin de la halle, elle se mit
à courir, allongeant ses grandes jambes et criant :
– Michel, c’est moi !
Alors me rappelant Mayence, la retraite
d’Entrames et le reste, je fus tout secoué. Lisbeth était déjà dans
mes bras, et je ne pouvais rien dire, à force d’étonnement ;
jamais l’idée ne me serait venue que j’aimais autant Lisbeth et son
petit Cassius.
Marguerite venait de sortir et puis le père
Chauvel. Lisbeth disait à Cassius :
– Embrasse-le, c’est ton oncle !…
Ah ! Michel, te rappelles-tu le jour du bombardement ? il
n’était pas si gros, n’est-ce pas ? Et à la retraite de
Laval !
Elle embrassa Marguerite, et puis en riant le
père Chauvel, qui paraissait de bonne humeur. Le petit, tout crépu
comme son père, me regardait avec de bons yeux, son petit bras sur
mon épaule. Nous traversâmes la boutique, riant et criant comme des
bienheureux. Une fois dans la bibliothèque, Lisbeth, que son grand
châle et son chapeau gênaient, les jeta sur une chaise et se mit à
rire en disant :
– Toutes ces fanfreluches-là, voyez-vous,
je m’en moque ! J’en ai cinq grandes caisses à l’auberge de
Bâle ; des bagues, des chaînes, des boucles d’oreilles !
j’ai tout apporté, pour faire enrager les dames d’ici. Mais pour
mon compte je m’en moque pas mal ; un bon mouchoir autour de
la tête, une bonne jupe chaude, c’est tout ce qu’il me faut en
hiver. Ah ! par exemple, il me faut mon petit verre
d’eau-de-vie.
Et voyant arriver Étienne, qui travaillait
derrière, au magasin, elle se remit à crier et à s’attendrir. Enfin
c’était une bonne créature, je le vis bien alors, et je fus content
de reconnaître qu’elle ne ressemblait pas à Nicolas.
Étienne pleurait de joie. Il voulait courir
tout de suite chercher le père et prévenir la mère ; mais
Lisbeth dit qu’après le dîner, elle irait elle-même aux Baraques.
Elle voulut voir et embrasser mes enfants, et disait en parlant de
Jean-Pierre :
– Celui-ci, c’est le citoyen Chauvel, je
l’aurais reconnu entre mille ; et celle-ci c’est je crois, la
tante Lisbeth, car elle est forte, grande et blonde. Ah ! les
cœurs d’ange !
Ces propos nous réjouissaient. Et puis on
revint dans la bibliothèque ; et comme le bruit de cette
visite courait déjà la ville, et que beaucoup d’amis et
connaissances venaient nous voir, chaque fois qu’un patriote
entrait, jeune ou vieux, Lisbeth se mettait à le tutoyer :
– Hé ! c’est Collin ; ça
va-t-il, Collin ? – Tiens, le père Raphaël !
Naturellement cela les étonnait ; mais en
la voyant si magnifique, chacun pensait qu’elle avait en quelque
sorte le droit d’être sans gêne.
Le dîner, où l’on vida quelques bouteilles de
bon vin, se passa gaiement. Lisbeth nous racontait ses bonnes
prises à
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