La Guerre et la Paix - Tome III
immédiat de cet incident fut qu’il ne ramena plus de prisonniers. Personne mieux que lui ne savait découvrir les occasions favorables pour une attaque, personne plus que lui n’avait assommé et dépouillé d’ennemis, et par suite il était le favori des cosaques et des hussards. Tikhone avait donc été envoyé la nuit précédente à Schamschew pour « prendre langue », comme disait Denissow. Était-ce parce que la capture d’un seul Français lui paraissait indigne de lui, ou parce qu’il avait dormi trop longtemps ? le fait est que, s’étant faufilé, quand le jour était venu, dans un taillis, il y avait été découvert par l’ennemi, ainsi que son chef avait pu le constater.
V
Après avoir causé quelques instants avec l’essaoul au sujet de l’attaque projetée pour le lendemain, Denissow retourna sur ses pas.
« Maintenant, mon ami, dit-il à Pétia, allons nous sécher. »
En approchant de la maison du garde, Denissow s’arrêta, et plongea son regard dans la forêt. Il vit venir à lui entre les arbres, marchant à grandes enjambées, un homme juché sur de longues jambes, les bras ballants, en jaquette courte, en chaussure de tille, en bonnet tatare, un fusil sur l’épaule et une hache à la ceinture ; à sa vue, cet homme jeta avec précipitation quelque chose dans le fourré, et, ôtant son bonnet mouillé, s’approcha de lui : c’était Tikhone. Sa figure fortement grêlée et ridée, ses yeux bridés, rayonnaient de satisfaction : relevant la tête, il semblait retenir avec peine un éclat de rire.
« Où donc t’es-tu perdu ? lui demanda Denissow.
– Où je me suis perdu ? J’ai été chercher le Français, répondit-il hardiment d’une voix de basse un peu rauque.
– Et pourquoi as-tu rampé de jour dans le taillis, imbécile, tu ne l’auras pas attrapé ?
– Pour l’attraper, je l’ai attrapé.
– Où est-il donc ?
– Je l’avais d’abord attrapé comme cela, à l’œil, poursuivit-il en écartant ses grands pieds, et je l’ai mené dans le bois… Là je vois qu’il ne peut pas convenir, alors je me dis ; il faut en prendre un autre qui fera mieux l’affaire.
– C’était donc cela ! Ah ! le coquin ! dit Denissow en s’adressant à l’essaoul… Pourquoi donc ne l’as-tu pas amené ?
– Pourquoi vous l’amener ? s’écria Tikhone brusquement, il ne valait rien… Ne sais-je donc pas ce qu’il vous faut ?
– Ah ! l’animal !… Et après ?
– Après ?… je suis allé en chercher un autre… j’ai rampé tout le long du bois et je me suis couché comme cela… et il jeta subitement à terre pour montrer comment il avait fait… Voilà qu’il s’en trouve un sur mon chemin, je saute sur lui et je l’empoigne, dit-il en se levant vivement, et je lui dis : « Allons, mon colonel !… » Mais voilà-t-il pas qu’il se met à hurler et que quatre hommes se jettent sur moi avec des petites épées ; alors voilà que je brandis ma hache de cette façon et je leur dis : « Qu’est-ce que vous faites, au nom du Christ ? »
– Oui, oui, nous avons bien vu de la montagne comme ils t’ont donné la chasse à travers le marais. »
Pétia avait grande envie de rire, mais, voyant les autres garder leur sérieux, il fit de même, sans parvenir toutefois à comprendre ce que tout cela signifiait.
« Ne fais pas l’imbécile, dit Denissow d’un air fâché : pourquoi n’as-tu pas amené le premier ? »
Tikhone se gratta le dos d’une main, de l’autre la tête, et sa bouche, se fendant en un sourire béatement idiot, laissa voir entre ses dents la brèche qui lui avait valu son nom. Denissow sourit, et Pétia put enfin s’en donner à cœur joie.
« Mais quoi ? Je vous ai déjà dit qu’il ne valait rien, il était mal habillé, et grossier par-dessus le marché ! Comment, qu’il me dit, je suis moi-même fils de « ganaral », et je n’irai pas !
– Brute ! dit Denissow, j’avais besoin de le questionner.
– Je l’ai questionné, moi, reprit Tikhone, mais il m’a dit ne pas savoir grand’chose, et puis, qu’il dit, les nôtres sont nombreux mais mauvais… Poussez un cri et vous les aurez tous, termina Tikhone en fixant ses yeux d’un air déterminé sur Denissow.
– Je t’en ferai servir une centaine de tout chauds {35} , reprit Denissow, pour t’apprendre à jouer l’imbécile.
– Pourquoi se fâcher ? reprit Tikhone ; on dirait que je ne connais pas vos Français…
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