La Liste De Schindler
rejoindre les rangs des femmes. Ses cheveux courts ne détonnaient pas au milieu d’un groupe de prisonnières qui, pour la plupart, avaient été tondues par crainte des poux. Il pouvait ainsi se rendre de temps à autre dans le quartier des femmes, et passer la nuit en compagnie de Rebecca dans la baraque n° 57.
Les prisonnières les plus âgées de cette baraque avaient pris Josef au mot. Puisqu’il voulait faire sa cour à la manière traditionnelle, elles feraient office de chaperons. Quelle aubaine c’était pour elles que de pouvoir reconstituer les petits jeux cérémonieux de l’avant-guerre. Elles contemplaient avec émotion les deux grands enfants, surveillant leurs moindres gestes jusqu’à ce que tout le monde tombe de sommeil. Si l’une ou l’autre pensait : « Ne soyons pas trop tatillons dans une pareille époque sur ce que ces deux enfants pourraient bien faire au milieu de la nuit », personne ne le dit jamais à voix haute. En fait, deux des femmes parmi les plus âgées partageaient une étroite paillasse pour laisser à Josef un endroit pour dormir. L’inconfort, l’odeur du corps de l’autre, le risque d’échanger des poux, rien de tout cela n’était aussi important que le respect de certaines traditions qui exigeaient qu’un jeune homme fasse sa cour suivant des règles bien établies.
A la fin de l’hiver Josef, portant le brassard du bureau de la construction, se rendit dans l’étroit corridor recouvert d’une neige immaculée entre la clôture intérieure et la ligne électrifiée et, sous les yeux des sentinelles perchées dans les miradors, prétendit, mètre d’arpenteur en main, devoir prendre des mesures dans ce no man’s land pour quelque obscure raison architecturale.
Autour des étais porteurs des isolateurs en porcelaine, les premières fleurs de la saison avaient percé la neige. Il cueillit les fleurs tout en continuant à prendre ses mesures, les glissa dans sa veste et reprit le chemin du camp. Il passa devant la villa d’Amon rue Jerozolimska, la poitrine gonflée de fleurs, quand il aperçut la gigantesque silhouette du commandant descendant lentement les marches de son perron. Josef Bau s’arrêta. Il savait que rester bêtement immobile devant Amon était la chose à ne pas faire. Mais s’étant arrêté, il restait là, pétrifié. Le cœur qu’il avait donné si spontanément et si passionnément à Rebecca allait-il devoir éclater dans quelques instants-sous l’impact d’une balle ?
Josef en était plus ou moins persuadé. Mais quand il vit le commandant passer devant lui sans faire la moindre remarque sur sa présence insolite, et même l’ignorant complètement, il y vit un signe du destin. Un prisonnier, quel qu’il fût, ne pouvait se tirer des pattes d’Amon à moins qu’il ne fût marqué par le destin. Un jour qu’Amon, revêtu de son uniforme de tueur, était revenu dans le camp par une entrée annexe, il avait découvert dans le garage une fille installée dans une voiture en train d’examiner son visage dans le rétroviseur. Les vitres qu’elle était censée avoir nettoyées portaient encore des traces de boue. Il l’avait tuée sur-le-champ. Un autre jour, c’étaient une mère et sa fille qu’il avait aperçues à travers la fenêtre de la cuisine, en train de peler des pommes de terre trop lentement à son gré. Il avait sorti son revolver, s’était penché sur l’appui de la fenêtre et les avait tuées toutes les deux. Or voilà qu’aujourd’hui, devant sa propre villa, se trouvait quelqu’un qu’il avait toutes les raisons de haïr : un juif en train de ne rien faire, amoureux de surcroît, figé comme un imbécile avec son mètre pendouillant dans la main. Et Amon n’avait pas bronché. Bau pensa qu’il fallait forcer cette chance inouïe en faisant quelque chose d’insensé. Qu’y aurait-il de plus insensé que de proposer, ici, à une jeune fille de l’épouser ?
Il retourna au bureau de l’administration, monta quatre à quatre les escaliers qui menaient au bureau de Stern, et demanda à Rebecca si elle acceptait de devenir sa femme. Rebecca fut heureuse de constater que, désormais, il y avait urgence.
Revêtu de ses oripeaux féminins, il alla le soir même trouver Mme Bau et les dames qui avaient fait office de chaperons dans la baraque n° 57. Il fallait dénicher un rabbin. Mais quand un rabbin débarquait dans le camp, c’était en transit pour Auschwitz. Ils ne restaient
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