La Liste De Schindler
part sur une voie de garage, en pleine campagne. Elles durent s’aligner en colonne, et « en marche ». Tout le monde toussait. Leurs pieds, enveloppés dans de vieux chiffons, répondaient mal. Elles aperçurent un grand portail, et, derrière, une bâtisse garnie d’énormes cheminées, exactement comme à Auschwitz. Les SS étaient là, tapant dans leurs mains, pour essayer de se réchauffer. Les SS, les cheminées… Etaient-elles en train de vivre le même cauchemar ? Une jeune femme proche de Mila Pfefferberg se mit à pleurer.
— Tout ce voyage pour arriver devant les mêmes cheminées ! sanglotait-elle.
— Mais non, dit Mila. Ils ne perdraient pas leur temps comme ça. Ils nous auraient liquidées à Auschwitz.
Elle se retrouvait dans le même état d’esprit que Lusia, sans bien savoir d’où pouvait lui venir cette bouffée d’optimisme.
Mais en approchant du portail, elles aperçurent quelqu’un qui signifiait le salut : Herr Schindler. Oui, c’était bien lui, dépassant les autres d’une tête. Le chapeau tyrolien qu’il s’était offert pour célébrer son retour au pays natal lui donnait comme un air de fête. A ses côtés, un petit officier SS, tout noiraud. C’était l’Untersturmführer Liepold, le commandant de Brinnlitz. Oskar avait compris – comme ses prisonniers le comprendraient bientôt – que Liepold n’en était pas encore arrivé aux conclusions que s’étaient forgées les bons pépères de sa garnison. Lui croyait encore à la « solution finale ». Mais, bien qu’il fût l’adjoint hautement qualifié du Sturmbannführer Hassebroeck et le symbole même de l’autorité sur place, ce fut Oskar qui sortit du groupe à la rencontre des femmes. Elles semblaient pétrifiées à la vue du sorcier émergeant du brouillard. Certaines esquissèrent un vague sourire. Mila Pfefferberg, comme beaucoup d’autres, à cet instant gravé dans sa mémoire. C’était le moment où la vie avait vaincu la mort. Quelques années plus tard, devant les caméras de la télévision allemande, une femme de ce groupe tentera d’expliquer ce qu’elle avait ressenti : « Il était notre père, il était notre mère, il était notre salut. Jamais, jamais il ne nous a laissées tomber. »
Oskar, avec une assurance toute pontificale, leur adressa des promesses qui tenaient du miracle :
— Nous savions que vous arriviez. Zwittau nous avait prévenus. Le pain et la soupe vous attendent. Vous n’avez plus rien à craindre. Je suis là désormais.
L’Untersturmführer pouvait bien donner des signes d’irritation, il ne pouvait rien faire après un tel discours. Rien. Et il se tut pendant qu’Oskar faisait pénétrer les prisonnières dans la cour de l’usine.
Les hommes avaient appris la nouvelle. Tout le monde se penchait au balcon du dortoir. Steinberg et son fils cherchaient Clara, les Feigenbaum, Nocha et sa petite fille, Juda Dresner, Janek… Le vieux M. Jereth, le rabbin Levartov, Ginter, Garde, et même Marcel Goldberg écarquillaient les yeux pour repérer leurs épouses. Mundek Korn cherchait non seulement sa mère et sa sœur, mais aussi Lusia, la jeune fille qui refusait de broyer du noir et pour qui il éprouvait une certaine tendresse. Quant à Bau, il se sentait envahi par une immense tristesse dont il lui serait difficile d’émerger : il savait désormais que ni sa mère ni sa femme ne viendraient jamais à Brinnlitz. En apercevant Chaja Wulkan dans la cour de l’usine, Wulkan, le joaillier, ne put s’empêcher de sentir monter une bouffée de gratitude à l’idée que dans cette époque atroce, quelques individus n’hésitaient pas à s’engager pour secourir des condamnés.
Pfefferberg agitait un paquet qu’il avait gardé précieusement pour Mila : un écheveau de laine volé dans l’ancien entrepôt des Hoffman et deux aiguilles à tricoter qu’il avait confectionnées lui-même dans l’atelier de soudure. Le fils de Frances Spira, âgé de dix ans et demi, avait mis un poing dans sa bouche pour s’empêcher de crier à la vue de sa mère. Il savait que les SS ne manqueraient pas de le repérer.
Les femmes s’avancèrent en trébuchant sur les pavés de la cour. Certaines d’entre elles étaient si malades, si maigres qu’elles en étaient méconnaissables. D’autant que toutes avaient le crâne rasé et portaient les oripeaux glanés à Auschwitz. C’était pourtant un événement extraordinaire. Aucune autre réunion de ce
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