La Liste De Schindler
d’entre elles n’auraient pas vécu une semaine de plus.
Emilie prodiguait également ses soins à Janka Feigenbaum, la jeune fille de dix-neuf ans atteinte du cancer. Lutek, son frère qui travaillait dans l’usine, voyait Emilie passer et repasser avec de la nourriture destinée à Janka. « Elle était sans doute fascinée par Oskar, témoignera-t-il. Qui ne l’était pas ? Et pourtant, on sentait bien que c’était une sacrée bonne femme. »
Quand Feigenbaum cassa ses lunettes, ce fut Emilie qui s’occupa de lui en procurer d’autres. L’ordonnance tramait depuis des années au milieu des dossiers d’un oculiste de Cracovie. Emilie s’arrangea pour qu’une personne qui se rendait à Cracovie puisse mettre la main sur l’ordonnance et fasse faire les lunettes sur place. Feigenbaum avait été d’autant plus touché par ce geste qu’il allait exactement à l’opposé d’un système qui voulait que les juifs soient myopes, et même aveugles. On a fait circuler de nombreuses histoires sur les lunettes qu’Oskar aurait fait faire pour tel ou tel prisonnier. On peut se demander si la légende d’Oskar n’a pas fini par rejeter Emilie dans l’ombre, de la même manière que la légende d’Arthur ou de Robin des Bois a relégué leurs compagnons dans les coulisses.
CHAPITRE 34
Les médecins qui travaillaient à la Krankenstube, les Drs Hilfstein, Handler, Lewkowicz et Biberstein, s’inquiétaient à l’idée qu’ils allaient finir par découvrir un jour ou l’autre un cas de typhus. Pas seulement parce que le typhus était une terrible maladie, mais parce que c’eût été un prétexte pour fermer Brinnlitz et pour expédier les malades dans la sinistre baraque de Birkenau, « Achtung Typhus », où on les laissait mourir. Une semaine après l’arrivée des femmes, alors qu’Oskar effectuait une visite au dispensaire, Biberstein lui annonça qu’il pensait avoir décelé deux cas : maux de tête, malaise général, forte fièvre, bref, tous les signes annonciateurs. Il faudrait isoler ces deux-là quelque part dans l’usine.
Biberstein n’avait pas besoin de faire un dessin à Oskar. Tout le monde savait que les poux véhiculaient le microbe et que les prisonniers étaient remplis de poux. L’incubation durait environ deux semaines. Combien de douzaines, de centaines de prisonniers seraient-ils atteints ? Même après l’installation des nouveaux lits de camp, les gens étaient trop tassés dans les dortoirs. Les amoureux se passaient la vermine au cours de leurs brèves rencontres dans quelque coin obscur des ateliers. Les poux allaient-ils avoir raison d’Oskar ?
Il donna des ordres à exécuter immédiatement : construction d’une salle d’épouillage au premier étage, avec douches et lessiveuses pour faire bouillir le linge. La chaudière du sous-sol fournirait la vapeur. Les soudeurs devraient travailler d’arrache-pied pour monter la tuyauterie le plus rapidement possible. Ce type de projet faisait évidemment l’unanimité. Les grosses machines Hilo, désormais plantées sur leurs assises de béton, pouvaient bien témoigner de l’incomparable effort industriel que les prisonniers étaient prêts à consentir… En fait, à Brinnlitz, ce qui comptait, c’étaient les productions annexes. Les femmes tricotaient des chandails avec les écheveaux de laine raflés dans l’entrepôt des Hoffman. Elles ne s’activaient vraiment derrière leurs machines que quand un officier ou un sous-officier SS traversait les ateliers pour se rendre au bureau de Herr Direktor, ou quand Fuchs et Schoenbrun, les deux ingénieurs civils, d’une incompétence notoire, sortaient de leurs bureaux.
L’Oskar de Brinnlitz était bien le même Oskar que les anciens d’Emalia avaient connu : bon vivant et chaud lapin. Un jour que Mandel et Pfefferberg s’étaient retrouvés exténués et en eau après avoir soudé des tuyaux pendant des heures et des heures, ils décidèrent d’aller se rafraîchir en montant jusqu’au réservoir d’eau situé au sommet d’un des ateliers. On y accédait par une série de passerelles et d’échelles en fer. Quelle ne fut pas leur surprise de constater que le réservoir était déjà occupé : Oskar, complètement nu, flottait à la surface. Une SS blonde, celle qui avait accepté la broche de Regina Horowitz pour prix de son silence, partageait la piscine improvisée, sa charmante poitrine pointant vers le ciel. La vue des deux hommes ne
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