La Liste De Schindler
les prisonnières dans les ballots de laine entreposés dans les annexes.
— Un scandale, fulminait-il, qui témoigne des véritables activités de la prétendue fabrique de munitions.
Un jour qu’Oskar rendait visite à Hoffman, le vieil homme paraissait jubiler.
— Nous avons envoyé une pétition à Berlin pour réclamer votre départ, déclara-t-il. Cette fois-ci, nous avons pris soin d’inclure des témoignages assermentés indiquant que votre usine fonctionne en contravention avec les lois économiques et raciales. Nous avons mentionné le nom d’un ingénieur invalidé de la Wehrmacht, actuellement à Brno, qui pourrait prendre le contrôle de l’usine et y faire du travail sérieux.
Oskar, l’air repentant, tenta de fournir à Hoffman quelques explications. Mais il téléphona immédiatement à Berlin pour demander au colonel Erich Lange de laisser dormir le dossier accusateur expédié par Hoffman et sa clique. Un compromis permit à Oskar de s’en tirer moyennant une amende de huit mille Reichsmark. Mais pendant tout le cours de cet hiver 1944-1945, les fonctionnaires civils et nazis de Zwittau ne cessèrent de l’accabler de mises en demeure, qu’il s’agisse de ses prisonniers ou de problèmes d’écoulement des eaux.
Lusia, qui allait passer tout l’hiver isolée dans un coin du sous-sol de l’usine, avait fait l’expérience de la méthode Schindler vis-à-vis des inspecteurs SS.
Les autres filles, pratiquement guéries, avaient rejoint le reste du groupe. Mais Lusia était en proie à des fièvres récurrentes. Ses articulations lui faisaient mal, ses aisselles étaient remplies de furoncles. Le Dr Handler, malgré l’avis contraire du Dr Biberstein, en avait percé quelques-uns avec un couteau de cuisine. Lusia savait qu’elle avait trouvé le seul coin d’Europe où une jeune juive à demi morte avait encore une chance de s’en tirer grâce aux soins qu’on lui prodiguait.
Coincée dans sa petite niche bien chaude proche de la chaudière, elle n’avait qu’une idée très vague de la succession des jours et des nuits. Aussi ne sut-elle pas à quel moment la porte donnant sur l’escalier s’ouvrit brusquement. Ce n’était pas Emilie Schindler qui, elle, était beaucoup plus discrète. Elle se raidit dans son lit en entendant un martèlement de bottes. Etait-ce une Aktion ?
En fait, il s’agissait de Herr Direktor, accompagné de deux officiers de Gröss-Rosen. Les bottes faisaient un boucan de tous les diables sur les marches de fer. Les hommes écarquillaient les yeux dans la pénombre. Lusia pensa que sa fin était venue. Elle serait la victime expiatoire qui calmerait les humeurs assassines de ces hommes et permettrait aux autres de s’en tirer. Bien qu’elle fût partiellement cachée par la chaudière, Oskar ne fit rien pour la dissimuler. Il s’approcha même de son lit pour lui adresser la parole devant les deux SS qui semblaient légèrement ivres.
— N’ayez aucune inquiétude, dit-il. Tout ira bien.
Paroles d’une banalité exemplaire qu’elle allait se remémorer toute sa vie. Car Oskar s’était approché tout près d’elle, comme pour bien signifier qu’elle n’était pas un cas contagieux.
— C’est une juive, annonça-t-il en faisant la moue. Je ne voulais pas la mettre dans la Krankenstube. Inflammation de toutes les articulations. De toute façon, elle n’en a plus pour longtemps. Ils lui ont donné au maximum trente-six heures.
Il se lança alors dans des explications sur les circuits d’eau chaude, la tuyauterie, les manomètres, les conduits de vapeur pour la salle d’épouillage. Il circulait dans la pièce en indiquant du doigt tel ou tel mécanisme, totalement indifférent à Lusia et à son lit de camp, comme si tout cela faisait partie du système de chauffage. Lusia se demandait si elle devait ouvrir ou fermer les yeux. Elle s’ingéniait à paraître encore plus mourante qu’elle n’était. En faisait-elle trop? Apparemment pas, car Oskar, tout en poussant les deux hommes dans l’escalier, lui envoya un petit sourire. Lusia resterait encore six mois dans ce réduit avant de retrouver l’air libre et un monde complètement transformé.
Au cours de l’hiver, Oskar se constitua un petit arsenal qui alimenta la légende : certains prétendent que les armes avaient été achetées aux mouvements de résistance tchécoslovaques. C’est peu probable. Oskar n’avait pas caché son appartenance au parti nazi en
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