La Marquis de Loc-Ronan
les gens riches et de tous les gens d’esprit ». Décret d’une absurdité telle, qu’aujourd’hui l’on a peine à y ajouter foi, mais qui existe intact dans les archives de Nantes.
C’était comme on voit, d’une part un moyen aussi nouveau qu’ingénieux de rélargir le cercle des accusations, et de l’autre, une facilité grande pour les excellents patriotes de la noble compagnie de plumer les bourgeois sans s’inquiéter de leurs cris. Aussi les sans-culottes ne s’en firent pas faute. Ils emplissaient à la fois les prisons et leurs poches, quitte à faire vider les premières par les cabaretiers et les filles prostituées.
En agissant ainsi, Carrier n’avait eu d’autre but que de se concilier les bonnes grâces des sans-culottes et de se les rendre dévoués, but qu’il atteignit promptement.
La compagnie Marat montait seule la garde dans la maison du proconsul, à la porte de laquelle nous venons de conduire le lecteur. De nombreuses sentinelles veillaient nuit et jour à ce poste d’honneur. Ces sentinelles et les autres sans-culottes portaient le costume peu élégant de l’époque : le pantalon rayé, blanc et bleu, la carmagnole brune, la ceinture rouge à laquelle pendait un briquet d’infanterie, et le bonnet phrygien orné de la cocarde tricolore. À la place de cette cocarde, quelques-uns portaient, attachées à leur coiffure, des oreilles de femmes fraîchement détachées, et d’où tombaient encore des gouttelettes sanglantes.
Au moment où nous arrivons devant le corps de garde de la compagnie Marat, un homme, débouchant d’une rue voisine, se dirigeait rapidement vers la maison du proconsul. Le nouveau venu était un personnage de quarante à quarante-cinq ans, haut de taille et fort maigre. Son front bas, ses yeux gris, son nez crochu, ses lèvres minces et presque imperceptibles, dénotaient, s’il faut en croire le système de Lavater, un caractère faux, des instincts rapaces, et une lâcheté méchante ; tandis que ses dents de devant, croisées les unes sur les autres, étaient, toujours suivant le même système, un indice terrible et effrayant de férocité. Il portait à peu près le même costume que les satellites de la compagnie Marat. Ses mains étaient étrangement mutilées. Par suite probablement d’un accident, ses deux pouces étaient rongés, et la peau de la partie intérieure s’appuyait sur l’os dénudé et dénué de la moindre épaisseur de chair. Cet homme était le fameux Pinard, l’ami de Carrier, le lieutenant de la compagnie Marat.
– Salut et fraternité, citoyen ! lui cria une sorte d’Hercule à face patibulaire en lui tendant cordialement la main.
– Bonjour, Brutus ! répondit Pinard.
– D’où viens-tu ?
– De l’entrepôt.
– Les brigands y foisonnent toujours, n’est-ce pas ?
– Dame ! on manque de temps pour les expédier, et cet aristocrate de Gonchon, le président de la commission militaire, veut se donner des airs de les entendre tous avant de les condamner ! Comme si ces brigands-là n’étaient pas tous coupables. Aussi je viens de l’avertir qu’il y passerait bientôt lui-même, s’il ne se dépêchait un peu plus.
– Ça ne va pas ! interrompit un sans-culotte ; on n’en a guillotiné que vingt-trois ce matin.
– Aussi j’ai une idée, mes Romains, répondit Pinard ; une idée toute neuve, et qui vous ira un peu proprement, j’imagine.
– Laquelle ? demanda-t-on de toutes parts en entourant l’ami de Carrier.
– Je vais vous conter cela.
Pinard se recueillit quelques instants.
– Tu disais, Cincinnatus, reprit-il en s’adressant à l’un de ses auditeurs, que l’on n’avait guillotiné que vingt-trois aristocrates ce matin ?…
– Oui, répondit le sans-culotte.
– Eh bien ! Gonchon prétend qu’en se dépêchant il ne peut en juger que trente-cinq par jour.
– Gonchon est un modéré ! s’écria une voix.
– Un suspect ! dit un autre.
– C’est mon avis, continua Pinard, attendu que cinq minutes suffisent pour condamner. Or, à cinq minutes par aristocrate, ça en ferait douze par heure, et à juger seulement cinq heures par jour, ça en ferait déjà soixante.
– C’est évident ! dit Brutus.
– Soixante par jour, ça n’en ferait jamais que dix-huit cents par mois, fit observer Cincinnatus.
– Et nous en avons déjà trois mille dans les prisons, sans compter ceux que l’on amène tous les jours, répondit
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