La mort bleue
lâAncienne-Lorette. Ce nâest pas très loin, mais je dois tout de même vivre dans une maison de pension située rue Dorchester.
« Une situation semblable à celle de Clémentine LeBlanc », songea son interlocuteur. Aucun chaperon ne devait veiller sur elle. Si le désir dâÃdouard de sâencanailler dans la Basse-Ville lui avait paru être un péché véniel quelques années plus tôt, maintenant le statut dâépoux et de père de famille de son fils rendait la situation infiniment plus délicate. Un moment, il eut envie de réprimander la jeune femme, puisquâil nâosait plus le faire avec son garçon. Une agitation sous ses yeux lâen empêcha.
Un corbillard venait de se stationner sur le parvis de lâéglise Saint-Roch. Il reconnut la voiture hippomobile noire, richement décorée, de Lépine, lâentrepreneur de pompes funèbres établi tout près, rue Saint-Vallier. Les croque-morts en descendirent, au nombre de quatre. Lâun ouvrit la porte arrière du véhicule, tira une petite boîte blanche, semblable à une caisse oblongue. Une seule personne arrivait à la transporter.
â Mon Dieu, un enfant, presque un bébé, murmura Flavie dâune voix éteinte.
Un autre employé sortit une seconde boîte, à peine plus grande, elle aussi assez légère pour ne requérir quâun seul porteur.
â Il y en a deux!
Thomas crut nécessaire de poser sa main sur lâépaule de la secrétaire, pour la réconforter un peu. Toute envie de la réprimander était passée. Sous leurs yeux, les deux derniers porteurs de chez Lépine sortaient un troisième cercueil de la voiture, celui-là de la taille dâun adulte.
Un jeune homme sâextirpa avec difficulté dâune automobile stationnée près du corbillard. Des parents le soutenaient de chaque côté, sinon il se serait effondré.
â Câest une mère et ses deux enfants, conclut Flavie.
Des larmes coulaient maintenant sur ses joues. Thomas esquissa une caresse de la main sur son épaule, comme pour la consoler.
â Alors, nous regardons ces chiffres ou vous attendez de voir le soleil se coucher sur les Laurentides?
Dans le silence recueilli, la voix dâÃdouard parut tonitruante. Le propriétaire se retourna, pensa un moment sâinsurger contre ce manque de tact. Puis, il admit enfin :
â Tu as raison, autant nous consacrer à cela tout de suite.
Dâun mouvement de la tête, il salua la secrétaire avant de regagner son bureau.
* * *
Ãdouard éprouva une légère frustration de le voir prendre la grande chaise derrière la table de travail, puis il se résigna à occuper celle destinée aux visiteurs.
â Comme tu peux le voir dans le registre devant toi, commença-t-il, la plupart des chefs des rayons mâont remis des états financiers en forte baisse. Cela se révèle catastrophique en ce qui concerne les meubles. Personne ne songe à faire une forte dépense au moment où il risque de rater des jours de travail à cause de la maladie. Pour les vêtements, le bilan est partagé. Les robes, les chemises, les complets demeurent sur nos présentoirs. Par contre, les paletots, les gros chandails de marin, les chapeaux garnis de fourrure, les chaussons de feutre et les bottes sâenvolent.
â Les gens sâemmitouflent comme si nous étions en février.
â Exactement. En plus, lâargent ne manque pas, les emplois sont abondants. Les manteaux de fourrure sont vendus à peine sortis des caisses. Ce sera notre meilleure année, à ce chapitre.
â Cela ne compense-t-il pas pour le reste?
Ce rapport rondement présenté rassurait un peu le commerçant sur les compétences professionnelles de son fils. Son attention aux affaires semblait sâaccroître au gré de ses responsabilités. Les jupons risquaient de lui nuire plus gravement que ses lacunes en mathématiques.
â Non, comme je le disais, nous fonctionnons tout de même à perte. Dâabord, parce que nous sommes en rupture de stock pour les produits les plus en demande. Les fournisseurs ne peuvent pas accélérer la production. Nous pourrions vendre bien plus de paletots, mais il ne nous en reste plus.
â Ils sont sans doute eux-mêmes victimes de
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