La mort bleue

entre sa récente mésaventure et le sort de son père le laissait songeur. Puis le médecin se leva afin de quitter la section de son cabinet réservé aux examens. Tout en se lavant soigneusement les mains, il déclara :
    â€” Vous pouvez aller vous asseoir dans mon bureau. Dans un instant, je ferai entrer votre femme et je vous ferai mes recommandations. Votre destin est entre les mains de Dieu, mais avec un peu de bonne volonté, je crois que vous aurez de belles années devant vous. De très nombreuses années même. Mais désormais, vous devrez prendre aussi bien soin de vous que vous prenez soin d’elle.
    Le commerçant passa de l’autre côté du cabinet de consultation, coupé de la salle d’examen par un rideau, en mettant sa veste. Deux chaises se trouvaient devant un élégant bureau de couleur miel. La présence d’un conjoint ne devait pas être si rare, après tout.
    Au moment de venir le rejoindre, sur l’invitation du médecin, Élisabeth posa de grands yeux inquiets sur son époux. Son sourire peu confiant ne la rassura qu’à demi.
    â€” Monsieur Picard, commença Hamelin en regagnant son fauteuil derrière le bureau, vous êtes fatigué, très fatigué même. Vous devrez d’abord vous arrêter tout à fait pendant deux bonnes semaines. Juste cela vous fera le plus grand bien.
    â€” Édouard te remplacera au magasin, déclara Élisabeth. Nous irons à la campagne.
    â€” Voilà une bonne suggestion. Regardez l’herbe pousser, marchez un peu, sans jamais vous épuiser, cependant.
    Thomas songea combien ce programme serait ennuyeux.
    â€” Au-delà de la fatigue, je m’inquiète aussi de la santé de votre cœur. Votre pouls est plus rassurant que samedi dernier, l’arythmie peut être sans gravité. Mais la douleur ici, au moment de votre étourdissement…
    Le médecin toucha le haut de son épaule gauche en disant cela.
    â€” … et toute douleur dans la poitrine doit retenir votre attention. Donc, voici mes vraies recommandations : perdez du poids, quittez toujours la table en restant sur votre appétit, évitez toute fatigue excessive, évitez les émotions trop intenses, réduisez votre temps de travail.
    Le visage préoccupé du médecin et le ton sévère augmentaient la portée des mots.
    â€” Est-ce grave? demanda Élisabeth, d’une voix blanche.
    La femme rapprochait instinctivement son épaule de celle de son époux, comme pour le protéger.
    â€” Nous parlons peut-être d’une angine légère. Dans ce cas, les choses rentreront dans l’ordre. Mais cela peut aussi être sérieux. Si, en prenant bien soin de lui, votre mari peut éloigner ces symptômes, ce sera la preuve de la bénignité de sa condition.
    Thomas était entré dans cette pièce en bonne santé, il en sortirait bientôt inquiet, diminué. Prendre soin de soi, cela signifiait abandonner tout nouveau projet et se faire à la nécessité d’un nouveau mode de vie. Accepter l’idée de n’être plus jeune lui paraissait déjà difficile, il lui restait encore à se résoudre à celle de devenir vieux. Il eut envie de hurler : « Mais je n’ai que cinquante-trois ans! »
    L’homme s’enquit plutôt d’une voix résignée :
    â€” Si je fais attention, les choses reviendront-elles à la normale?
    â€” Vous pourrez sans doute mener une vie de quinquagénaire… pas celle d’un jeune homme capable de tout entreprendre, de tout réussir.
    Le médecin marqua une pause, puis il conclut en se levant pour lui donner congé :
    â€” Si vous vous occupez de vous aussi bien que vous prenez soin de vos affaires…
    Devant Élisabeth, le praticien préférait changer sa référence.
    â€” … vous aurez des chances raisonnables d’être le dernier patient que je verrai au moment de prendre ma retraite. Si tout se passe bien pour moi, ce sera en 1948. Ceci devrait devenir votre premier projet.
    Le couple se laissa raccompagner jusqu’à la porte. En tendant la main à l’un et à l’autre, Hamelin ajouta :
    â€” Je compte vous revoir dans deux semaines. Je vous pèserai alors de nouveau, prendrai votre pouls, écouterai votre cœur. Nous mesurerons alors votre