La mort bleue
sévère de sa femme, il crut bon dâinsister :
â Je tâassure, je dis la vérité. Toutefois, il mâa demandé à quel âge mon père est mort. Cette question aurait été inutile, sauf sâil croit à une maladie héréditaire.
â ⦠Plus simplement, il a voulu te rappeler ce qui arrive quand une personne sâépuise à la tâche, en dépit du bon sens. Ton père prenait-il soin de se reposer?
â Il a bâti le commerce!
Lâentrepreneur marqua une pause, puis ricana.
â Puis Euphrosine ne lui en laissait pas trop le loisir. Il nâavait aucun moment de répit. Tu te souviens du dragon femelle, comme lâappelait Alfred.
â Très bien. Je pourrai être aussi déterminée quâelle, pour te ralentir. Que feras-tu?
Thomas réfléchissait à la question depuis son retour du cabinet du médecin.
â Ãdouard me semble trop distrait pour assumer de nouvelles responsabilités. Malgré le gâchis des émeutes, il rencontre Armand Lavergne plusieurs fois par semaine et aussi des jeunes excités du Parti libéral, comme Wilfrid Lacroix ou Oscar Drouin. Résultat : il est souvent absent, du commerce et de la maison. Je mange plus souvent que lui avec sa femme.
â Peut-être devrais-tu examiner le problème dans lâautre sens.
â Plaît-il?
Ses sourcils en accent circonflexe soulignaient son incompréhension.
â Si Ãdouard assumait de plus grandes responsabilités au magasin, Lavergne et les nationalistes prendraient moins de place dans sa vie. Opérer un rayon dans le commerce de son père ne suffit certainement pas à combler une personne aussi imbue dâelle-même.
â ⦠Tu as peut-être raison. De toute façon, me voilà condamné par le médecin à vérifier ton hypothèse.
La femme dissimula son triomphe de son mieux, au moment de demander :
â Alors, quels sont tes projets?
â Faire de lui le responsable de lâadministration quotidienne du commerce et me réserver les décisions les plus délicates, les grandes orientations.
â Ce serait certainement le plus sage, pour toi, mais aussi pour lui, je crois. Et la politique?
â Câest ma seule véritable occasion de me détendre! Tu ne vas pas mâen priver.
Lâhomme affichait tellement de bonne volonté quâelle ne songea pas à le dissuader. Fréquenter le Parti libéral valait assurément aussi bien que les rosiers du père dâÃvelyne. Cette pensée lâincita à demander, cette fois un peu intriguée :
â Que voulais-tu dire, au sujet de la grosseur des doigts du médecin?
â Pour vérifier lâétat de ma prostate, il a mis deux doigts. Il lui présenta son index et son majeur liés. Devant les sourcils froncés, il les fit tourner dans un mouvement de vrille.
â ⦠Oh! Pauvre chou.
* * *
Lors du souper de la veille, Ãdouard avait tenté de connaître les résultats de la consultation médicale. Son père, fatigué par les émotions de la journée et désireux de réfléchir encore, préféra ajourner la conversation au lendemain, à la première heure, au commerce.
Même si la curiosité le tenaillait â Ãvelyne lui avait relaté la conversation étrange, survenue au moment du dîner â, le jeune homme se disciplina au point de ne pas aborder le sujet pendant le petit déjeuner, ni même dans lâautomobile durant tout le trajet. Il fit descendre son père devant lâentrée principale, rue Saint-Joseph, avant dâaller stationner la voiture à lâarrière, près du service de livraison. Quelques minutes plus tard, au moment où il revenait aux bureaux administratifs, Augustin Couture leva les yeux sur lui, grommela entre ses dents :
â Ah! Le jeune patron.
Il continua, cette fois à haute voix, en le regardant dans les yeux.
â Monsieur Ãdouard, je ne suis pas habitué à vous voir ici aussi tôt.
â Ni au milieu de la journée, si je me rappelle bien ce que vous disiez à mon père, samedi dernier, juste avant son⦠malaise.
â Il sâagissait dâune simple évocation de la réalité, pas dâun jugement. Vous êtes si occupé, tant à lâintérieur quâà lâextérieur de
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