La mort bleue
ce commerce, cela ne me regarde pas.
Tout, dans la physionomie du secrétaire, contredisait les mots prononcés. Le jeune homme répondit dâun sourire mauvais. Il gardait en mémoire lâimpertinence de lâemployé, au moment de ses aventures avec Clémentine. Toutefois, devinait-il, lâheure de la revanche viendrait bientôt.
Peu après, il trouva son père assis derrière son bureau, perdu dans ses pensées, occupé à examiner les lieux comme sâil les voyait pour la première fois, ou au contraire leur faisait un adieu silencieux.
â Alors, me répéteras-tu ce que le médecin avait à dire?
â Comme je sais que tu en meurs dâimpatienceâ¦
Le commerçant sâarrêta un moment pour réfléchir à lâà -propos de ce terme, puis poursuivit :
â Dâabord, il paraît que je suis fatigué, au point de mâaffaler à la porte de mon bureau. Hamelin a recommandé un séjour à la campagne, mais jâirai passer un moment à New York avec Ãlisabeth. Nous partirons demain.
Sa femme avait à peine résisté à cet accroc à la prescription du médecin. Après tout, on pouvait aussi ne rien faire au milieu dâune grande ville.
â ⦠Je te remplacerai ici, sois sans crainte, lâassura Ãdouard.
â Oh! Mais ce nâest que le début des bonnes nouvelles pour toi. Pour reprendre les mots de ma femme, je « brûlerais la chandelle par les deux bouts ». Alors, tu auras une promotion. Comme tu as pu faire le tour de tous les rayons, au cours des dernières années, je présume que tu es prêt.
â Jâai dirigé certains dâentre eux plus dâune fois, rappela le jeune homme.
Ce lent apprentissage, commencé à la fin de ses études classiques près de dix ans plus tôt, lui pesait comme une interminable peine de prison à purger.
â Te voilà donc directeur du magasin, conclut le père. Tu recevras les rapports des chefs des rayons, tu embaucheras et renverras le personnel au besoin, tu assumeras lâessentiel des relations avec les fournisseursâ¦
â Tu⦠tu prends ta retraite?
â Non!
La véhémence de la protestation surprit le fils. Thomas précisa, après une pause :
â Enfin, pas tout de suite. à titre de président des entreprises PICARD, je continuerai de décider des grandes orientations de nos affaires. Câest un peu comme dans un gouvernement. Tu seras responsable de lâexécutif.
â ⦠Et toi du législatif.
Une certaine déception marquait la voix dâÃdouard. Thomas se sentit de nouveau poussé vers la porte, ou vers la tombe. Il maîtrisa sa frustration et précisa :
â Je tâassure que tu en auras plein les mains. Et le jour où je te sentirai capable dâassumer de plus grandes responsabilités, je ne tâen priverai pas.
Ãdouard changea lâexpression de son visage. Sérieux, il prétendit en esquissant un sourire :
â Je sais bien, je nâai pas ton expérience. Je ferai tout pour me rendre digne de ta confiance, je te lâassure.
â Surtout, nâoublie pas que lâexpérience ne sâachète pas. Elle viendra en temps et lieu.
Le naturel revint tout de suite au jeune homme :
â Mais toi, tu tâoccupais de toute lâaffaire à mon âge, et même bien plus jeune.
Cet avantage, Thomas lâavait dû au décès précoce de Théodule. Ce genre dâaccident demeurait le meilleur moyen de faire de la place à la nouvelle génération. à cet instant, lâhomme acquit la ferme détermination de retarder le plus possible le moment de passer lâarme à gauche, juste pour embêter le prétentieux. Capable lui aussi de jouer un rôle, il répondit :
â Ce qui a eu pour effet de me mettre un poids insupportable sur les épaules. Va savoir, mes ennuis de santé, aujourdâhui, tiennent peut-être simplement à la surcharge de travail et de responsabilité dâalors.
Le scepticisme, sur le visage de son fils, lâincita à dire encore :
â Puis, le monde des affaires, à cette époque, était infiniment plus simple quâaujourdâhui. Je tâassure que je tâabandonnerai autant de responsabilités que tu seras capable dâen
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