La mort bleue
prendre. Ne piaffe pas dâimpatience trop tôt.
Ãdouard choisit de présenter sa meilleure figure. Avec un enthousiasme de marchand flairant la bonne affaire, il sâexclama :
â Je me montrerai digne de ta confiance. Tu pourras jouir enfin de la vie, avec Ãlisabeth.
â Je nâen doute pas, enchaîna Thomas sur le même ton.
Cette perspective arrivait presque à le réconcilier avec sa future existence.
â Prends le reste de la journée pour mettre de lâordre dans ton département, je ferai de même ici. Nous réglerons les problèmes pratiques à mon retour⦠et nous discuterons alors de ta nouvelle rémunération.
â Je craignais de ne jamais te voir aborder le sujet, répondit-il, en riant.
Le jeune homme se leva en même temps que son père, se laissa accompagner vers la porte. Au moment où il sortait, Thomas lui tendit la main en disant :
â Tu prendras le gouvernail demain matin.
â Ne crains rien, le navire sera entre bonnes mains.
Le propriétaire sâenferma dans son bureau, soucieux de sâisoler un peu afin de donner libre cours à sa morosité. Dans lâantichambre, le secrétaire leva les yeux de son dactylographe pour demander :
â Monsieur Picard va sâabsenter, je crois? Pour des vacances, je suppose.
â Oui, pendant deux semaines. Mais il vient de me donner la direction du magasin. Après tout, mieux vaut se retirer avec encore de nombreuses années devant lui pour jouir de lâexistence.
Sur ces mots, le jeune homme montra toutes ses dents dans un sourire de carnassier, puis il quitta les lieux.
â ⦠Je vous félicite, monsieur Picard.
La voix, devenue empressée, du secrétaire sâadressait au dos qui sâéloignait.
Le « monsieur Ãdouard » disparaissait. Lâhomme venait de perdre sa zone de confort.
* * *
Françoise nâhésitait plus à sâavancer vers les clientes en demandant, son meilleur sourire aux lèvres :
â Puis-je vous aider?
Une légère timidité marquait sa voix. Cela lui valait toujours, quelle que soit la réponse exprimée, la plus grande gentillesse.
En ce moment, les pensées de la jeune femme allaient vers sa sÅur cadette. Tard en juin, tous les élèves de la province sâangoissaient à lâidée dâaffronter les examens de fin dâannée. Au moins, ils pouvaient se consoler, les classes prendraient fin dès le lendemain pour les grandes vacances.
â Amélie frémit dâimpatience : sa scolarité touche à sa fin. Tu imagines, elle a vécu ses années de pensionnat comme une longue peine de prison.
Marie rendit la monnaie à une cliente avant de répondre :
â Je la soupçonne dâavoir joué à la pauvre recluse pour attirer notre attention, tout en passant son temps chez les ursulines à cultiver des amitiés pour la vie et à se moquer gentiment des religieuses.
â ⦠Cela se peut bien. Sa mine dépitée amenait papa à effectuer avec une rigoureuse exactitude sa visite hebdomadaire au monastère.
Découvrir en sa petite sÅur une habile manipulatrice ne heurtait pas la sensibilité de Françoise outre mesure. Elle accueillait cette compétence bien féminine avec un sourire complice.
â Elle tâincitait aussi à la visiter avec la même fidélité, souligna Marie avec amusement.
Tout en discutant, toutes les deux surveillaient les consommatrices allant et venant entre les présentoirs. La belle saison entraînait une nouvelle affluence. Les élégantes trouvaient chez ALFRED des robes légères, de cotonnade et de crêpe, dans des teintes pastel, des gants de dentelle, des chapeaux de paille, certains avec de larges bords afin de protéger le visage dâun hâle inopportun et dâautres en forme de cloche. Françoise alla aider une cliente, commentant, en revenant vers la caisse :
â Nous allons rester avec ce lot dâombrelles sur les bras. Ce nâest plus la mode.
â Alors, nous annoncerons une réduction dans notre prochaine publicité dans Le Soleil , avec lâespoir que des élégantes dâhier, pleines de nostalgie, viennent nous en débarrasser.
Les changements de la mode vestimentaire suivaient ceux de la société. Employées en nombre croissant
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