La mort bleue
ne jamais la revoir.
â Je veux bien admettre que tu ne fréquentes plus le Petit Séminaire.
La repartie dâArmand Lavergne, par sa brièveté, se révélait un peu insultante. Son compagnon choisit de ne pas la relever.
â Comment diable arrives-tu à me convaincre de tâaccompagner? Bien pire, je te sers de chauffeur. Pour mieux incarner mon nouveau rôle, il me reste à trouver une casquette et à te demander de tâasseoir derrière.
â Tu veux voir sâécrire lâHistoire.
â LâHistoire? Il sâagit dâune manifestation de cultivateurs et de bûcherons dans un trou perdu.
Le politicien lui jeta un regard en biais avant de répondre :
â Câest un charmant village, situé dans le comté que jâai eu longtemps lâhonneur de représenter, dâabord à la Chambre des communes, puis à lâAssemblée législative.
â Le train ne sây rend même pas! Sinon, je ne conduirais pas sur ces mauvais chemins.
Lavergne ignora la remarque, pour continuer plutôt :
â Puis, cette manifestation sera suivie par plusieurs autres. Nous allonsâ¦
Ãdouard leva la main pour lâarrêter, puis prononça dâun ton sans réplique :
â Si tu me dis que tu veux reprendre le scénario des manifestations contre la conscription, je te fais descendre ici et je rentre à Québec tout de suite. Jâai perdu un employé dans ces émeutes. Cela a donné de magnifiques résultats : toute une classe dââge a été ramassée après lâannulation des exemptions. Es-tu fier de toi, à ce sujet?
Plutôt que de répondre à la rebuffade, le passager se renfrogna jusquâà Montmagny, comme un enfant boudeur.
Quand Ãdouard sâarrêta juste devant lâhôtel de ville du village pour décrasser un peu le pare-brise couvert de poussière et de cadavres dâinsectes, il aperçut des dizaines de jeunes gens en colère allant et venant sur une petite place, formant de petits groupes pour se disperser ensuite, puis se rejoindre encore.
Quelquâun regarda dans leur direction, reconnut le passager et cria :
â Lavergne, le député Lavergne!
Il se produisit un attroupement autour de la Buick. Peu désireux dâentamer une discussion avec ces gens, Ãdouard regagna sa place derrière le volant. Le moteur tournait encore, il voulut engager la première vitesse. Des hommes se pressaient au milieu de la chaussée, ils refusèrent de sâécarter pour le laisser passer.
â Vous êtes venu faire un discours? demanda quelquâun.
â Je ne suis plus votre député, répondit Lavergne, la vitre de la voiture baissée. Ce rôle revient à mon successeur.
Son compagnon laissa échapper un ricanement amusé. Lâhomme devait vraiment craindre de se voir forcé de rentrer à pied, pour se priver ainsi du plaisir dâagiter les foules.
â Voyez-vous ces moutons aller sâenregistrer? commenta lâun des manifestants. On dirait quâils veulent absolument se retrouver dans les tranchées européennes.
De nombreuses femmes attendaient leur tour dâentrer dans lâhôtel de ville. Celles-là risquaient peu de connaître ce sort. Des hommes se trouvaient là aussi. « Sâils montrent tant de bonne volonté, songea Ãdouard, ils ne craignent sans doute pas de se voir forcés à sâenrôler. » La plupart dâentre eux devaient être mariés ou alors dâun âge trop éloigné de celui des appelés. En ce moment, toutefois, les garçons de dix-huit et dix-neuf ans, comme ceux de vingt-quatre ou vingt-cinq ans, devaient crever dâinquiétude dans une cave ou un grenier.
â Ils nâont pas dâautre choix que de respecter la loi, déclara Lavergne dâune voix peu convaincue.
Son interlocuteur demeura surpris. Que les députés libéraux et conservateurs, ou même les curés, conseillent de sâenregistrer nâétonnait personne. La soumission cadrait bien avec leurs fonctions. De la part de lâun des militants nationalistes les plus tonitruants, cette attitude laissait bouche bée.
â Moi, je ne le ferai jamais! protesta un autre.
â Si vous avez besoin dâun avocat, mon bureau se trouve de lâautre côté de la
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