La mort bleue
nombreuses sâentassaient dans la plupart des bancs. à la faveur de la guerre, des travailleurs des deux sexes peuplaient les maisons de chambres du faubourg. Ceux-là ne participaient guère à lâencan annuel des bancs. Les plus chanceux payaient, dimanche après dimanche, le droit dâen occuper un, les autres se tenaient debout au fond du temple.
Augustin Couture faisait partie de ceux-là . Il arrivait à somnoler, planté sur ses deux jambes, pendant la majeure partie du service. Les chants et lâodeur de lâencens favorisaient les esprits vagabonds. Ãvidemment, certains moments mobilisaient lâattention des auditeurs. Le sermon comptait parmi ceux-là . Lâabbé â la rumeur évoquait avec insistance une élévation prochaine à lâépiscopat â Ãmile Buteau gravit le petit escalier conduisant à la chaire, puis commença de sa voix forte :
â Mes très chers frères, mes très chères sÅurs, les journaux ont évoqué cette semaine le fait que Sa Grandeur le cardinal Louis-Nazaire Bégin a été le premier citoyen de notre ville à participer à la vaste entreprise dâenregistrement. Notre prélat sâattend à ce que chaque personne, homme ou femme, remplisse cette formalité. Certains se sont attachés à relier cette exigence à la conscription.
Un murmure parcourut lâassistance. Clairement, plusieurs paroissiens faisaient la même chose. Le curé continua :
â Rien ne prouve que cela soit vrai. Les autorités politiques nous assurent quâil sâagit seulement de faire lâinventaire des ressources humaines de notre grand pays.
Le murmure irrité sâamplifia un peu. Le prêtre sâarrêta, attendit que le silence revienne.
â Sa Grandeur sâinquiète de lâeffet délétère des folles rumeurs qui courent parfois dans la populace. Les habitants de la Basse-Ville ont expérimenté de façon bien cruelle les dangers inhérents à ces discours imprudents.
Augustin Couture se souvenait encore du bruit sourd, soutenu, des mitrailleuses. Lâallusion voilée aux cadavres dans la neige imposa le silence. Cela permit à lâabbé Buteau dâadopter un ton moins sévère, presque joyeux, pour la suite de son sermon :
â Demain sera la fête de Saint-Jean-Baptiste, que Sa Sainteté a bien voulu nous donner comme saint patron. Ce sera pour nous lâoccasion de célébrer, dans des jeux et des manifestations honnêtes, notre nationalité. Ce sera en particulier le moment de nous souvenir avec émotion et reconnaissance de nos ancêtres qui, par leurs luttes courageuses, nous ont conservés catholiques et français.
Le bon curé avait commencé par obéir à son supérieur en invitant les paroissiens à sâenregistrer. Pendant les trente minutes suivantes, il célébra la grandeur du peuple canadien-français.
Pourtant, Augustin Couture nâentendit rien de tout cela. Les sombres perspectives de sa carrière ne cessaient de le hanter.
* * *
Thomas nâavait rien fait de ce genre depuis des années: un pique-nique près de la rivière Montmorency, un peu en aval de la chute. De grandes pierres plates lui permettaient de sâétendre sur le dos et de profiter de la caresse du soleil.
â Quatre livres! Tu as perdu quatre livres, sâexclamait encore Ãlisabeth, plus de vingt-quatre heures après avoir quitté le cabinet du docteur Hamelin.
â Je meurs de faim.
Lâhomme, après avoir dévoré les fruits et le fromage contenus dans le panier dâosier, se languissait dâun véritable repas.
â Tu vivras vieux, cela vaut bien une fringale. Le médecin constate déjà une amélioration de ta condition générale.
Thomas aimait faire allusion à lâétat de famine auquel il était réduit, mais il constatait combien il se sentait mieux. Son épouse nâentendait pas sâarrêter tout de suite dans lâénumération des heureux changements des dernières semaines.
â Ãdouard paraît très bien se tirer dâaffaire. En plus, il est revenu de son expédition avec Lavergne en jurant quâon ne lây reprendrait plus.
â Une promesse dâivrogne après une mauvaise cuite. Je te parie quâil succombera encore.
Tout
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