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La mort bleue

La mort bleue

Titel: La mort bleue Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Pierre Charland
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rémunération est raisonnable, je pourrai avoir ma propre voiture.
    La vague de joie se retira pour la laisser un peu désemparée. Elle arriva à garder sa contenance en faisant remarquer :
    â€” Ce serait une dépense vraiment inutile, si nous demeurons dans cette demeure. Deux autos pour une seule maisonnée, personne n’a jamais vu cela.
    â€” Inutile? s’énerva Édouard. Me voilà prisonnier parce que, passé cinquante ans, mon père se découvre de l’intérêt pour les pique-niques!
    Elle posa sa fourchette dans son assiette en prenant bien garde de ne pas trahir sa colère en frappant trop fort la porcelaine. Elle prit sa serviette sur ses genoux pour s’essuyer la bouche, puis prononça d’une voix blanche :
    â€” Je regrette que pour toi, la perspective de passer un dimanche avec ta femme et ton fils puisse être assimilée à une peine de cachot.
    Ã‰velyne réussit à conserver sa dignité aussi longtemps que le regard de son mari se posait sur elle. Un sanglot étouffé parvint à Édouard quand elle s’engagea dans l’escalier.
    * * *
    â€” Pourquoi prendre mes mots au pied de la lettre? C’est juste une façon de parler. Tu sais combien j’aime me promener en voiture, jouir de ma liberté.
    Ces premiers mots de réconciliation n’eurent pas l’effet escompté.
    â€” Oui, je le sais, tu aimes ta liberté. Tu n’es jamais là! Tu aurais dû épouser Armand Lavergne… ou quelqu’un d’autre. Tu avais le choix, je présume.
    Le sous-entendu laissa Édouard perplexe. Que savait-elle exactement de ses frasques? Évelyne avait trouvé refuge dans la chambre conjugale avec Thomas Junior. Le bébé, le menton couvert de bave, gazouillait dans ses bras. C’était son arme favorite, elle brandissait « la chair de sa chair » à la moindre frustration, pour le faire fléchir. D’un autre côté, la vie de la jeune femme se déroulait entre une belle-mère trop attentive, une domestique condamnée par sa condition à offrir la meilleure volonté possible et un être incapable de comprendre ses sentiments ou d’exprimer les siens autrement que par des sons dénués de sens. Elle se trouvait bien seule.
    â€” Ton père, tout comme le mien, passe la majorité de son temps, une fois le travail terminé, à s’occuper des affaires du Parti libéral, plaida Édouard. En quoi la chose est-elle différente pour moi? Mes sympathies nationales te paraissent-elles insupportables?
    En l’amenant sur ce terrain, il espérait effacer le « quelqu’un d’autre » de son esprit. Son épouse fit mine de dire quelque chose, pour revenir finalement sur un terrain moins dangereux :
    â€” Je me fous des nationalistes et des impérialistes. Je dois toutefois me contenter d’un époux que je ne vois jamais. Je suis seule dans une maison peuplée d’étrangers…
    â€” Après un an, ce ne sont plus des étrangers.
    Ã‰douard avait su repousser les explications délicates pour la ramener à des récriminations sans conséquence.
    â€” Tout de même, vivre avec la belle-famille…
    â€” Cela ne durera pas éternellement. Dès la fin de cette damnée guerre, les choses se clarifieront. Fais preuve d’un peu de patience.
    Elle pouvait continuer de faire grise mine ou d’attribuer les absences de son mari à la maladie commune à la plupart des hommes de la Haute-Ville : la politique. L’homme désamorça tout à fait la crise domestique en proposant :
    â€” Comme nous sommes condamnés à la marche à pied, nous devons demeurer près de la maison. Que dirais-tu de promener Junior dans les allées ombragées des plaines d’Abraham?
    Se montrer au bras de son époux, pousser un landau devant elle, cela permettrait d’établir la normalité de sa situation aux yeux du voisinage. Ils rencontreraient sans doute la moitié des habitants du quartier Saint-Louis. Évelyne céda en disant :
    â€” Je vais mettre ma nouvelle robe. Autant profiter de cette petite occasion pour l’étrenner.
    Ã‰douard se promit de trouver une occasion pour lui permettre de montrer cette robe à un auditoire un peu plus large. Les promeneurs du dimanche ne suffiraient plus, dorénavant.
    * *

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