La mort bleue
rémunération est raisonnable, je pourrai avoir ma propre voiture.
La vague de joie se retira pour la laisser un peu désemparée. Elle arriva à garder sa contenance en faisant remarquer :
â Ce serait une dépense vraiment inutile, si nous demeurons dans cette demeure. Deux autos pour une seule maisonnée, personne nâa jamais vu cela.
â Inutile? sâénerva Ãdouard. Me voilà prisonnier parce que, passé cinquante ans, mon père se découvre de lâintérêt pour les pique-niques!
Elle posa sa fourchette dans son assiette en prenant bien garde de ne pas trahir sa colère en frappant trop fort la porcelaine. Elle prit sa serviette sur ses genoux pour sâessuyer la bouche, puis prononça dâune voix blanche :
â Je regrette que pour toi, la perspective de passer un dimanche avec ta femme et ton fils puisse être assimilée à une peine de cachot.
Ãvelyne réussit à conserver sa dignité aussi longtemps que le regard de son mari se posait sur elle. Un sanglot étouffé parvint à Ãdouard quand elle sâengagea dans lâescalier.
* * *
â Pourquoi prendre mes mots au pied de la lettre? Câest juste une façon de parler. Tu sais combien jâaime me promener en voiture, jouir de ma liberté.
Ces premiers mots de réconciliation nâeurent pas lâeffet escompté.
â Oui, je le sais, tu aimes ta liberté. Tu nâes jamais là ! Tu aurais dû épouser Armand Lavergne⦠ou quelquâun dâautre. Tu avais le choix, je présume.
Le sous-entendu laissa Ãdouard perplexe. Que savait-elle exactement de ses frasques? Ãvelyne avait trouvé refuge dans la chambre conjugale avec Thomas Junior. Le bébé, le menton couvert de bave, gazouillait dans ses bras. Câétait son arme favorite, elle brandissait « la chair de sa chair » à la moindre frustration, pour le faire fléchir. Dâun autre côté, la vie de la jeune femme se déroulait entre une belle-mère trop attentive, une domestique condamnée par sa condition à offrir la meilleure volonté possible et un être incapable de comprendre ses sentiments ou dâexprimer les siens autrement que par des sons dénués de sens. Elle se trouvait bien seule.
â Ton père, tout comme le mien, passe la majorité de son temps, une fois le travail terminé, à sâoccuper des affaires du Parti libéral, plaida Ãdouard. En quoi la chose est-elle différente pour moi? Mes sympathies nationales te paraissent-elles insupportables?
En lâamenant sur ce terrain, il espérait effacer le « quelquâun dâautre » de son esprit. Son épouse fit mine de dire quelque chose, pour revenir finalement sur un terrain moins dangereux :
â Je me fous des nationalistes et des impérialistes. Je dois toutefois me contenter dâun époux que je ne vois jamais. Je suis seule dans une maison peuplée dâétrangersâ¦
â Après un an, ce ne sont plus des étrangers.
Ãdouard avait su repousser les explications délicates pour la ramener à des récriminations sans conséquence.
â Tout de même, vivre avec la belle-familleâ¦
â Cela ne durera pas éternellement. Dès la fin de cette damnée guerre, les choses se clarifieront. Fais preuve dâun peu de patience.
Elle pouvait continuer de faire grise mine ou dâattribuer les absences de son mari à la maladie commune à la plupart des hommes de la Haute-Ville : la politique. Lâhomme désamorça tout à fait la crise domestique en proposant :
â Comme nous sommes condamnés à la marche à pied, nous devons demeurer près de la maison. Que dirais-tu de promener Junior dans les allées ombragées des plaines dâAbraham?
Se montrer au bras de son époux, pousser un landau devant elle, cela permettrait dâétablir la normalité de sa situation aux yeux du voisinage. Ils rencontreraient sans doute la moitié des habitants du quartier Saint-Louis. Ãvelyne céda en disant :
â Je vais mettre ma nouvelle robe. Autant profiter de cette petite occasion pour lâétrenner.
Ãdouard se promit de trouver une occasion pour lui permettre de montrer cette robe à un auditoire un peu plus large. Les promeneurs du dimanche ne suffiraient plus, dorénavant.
* *
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