La mort bleue
peu incertaine, était aussi plus généreuse.
â Vous savez que je nomme toujours des vendeurs à ce poste. Ces gens-là ont lâexpérience requiseâ¦
â Pour se tenir derrière une caisse, certes, ils ont une avance sur moi. Mais pas pour entretenir des relations avec les fournisseurs, tenir une comptabilité⦠Dans ces domaines, aucun nâa mon expérience ou ma compétence.
Les chefs des rayons géraient leur petit domaine, sâoccupaient de faire les commandes aux fournisseurs, administraient une équipe de vendeurs, tiraient leur rémunération des profits générés par leur département. Cela était sans aucun doute plus exigeant que le seul accueil des acheteurs et des acheteuses.
â Tout de même, avoir affaire à la clientèle ne sâimprovise pas. Je choisis toujours des personnes sachant se distinguer à ce chapitre.
â Vous croyez que je ne saurais pas me débrouiller très bien?
Un instant, Couture eut envie de préciser : « Je ferais aussi bien que votre fils. » Il se retint juste à temps.
Le propriétaire marqua une pause, se donnant le temps de peser la question.
â Honnêtement, je crois que vous pourriez faire ce travail sans difficulté, aussi bien que la plupart des personnes en poste. Toutefoisâ¦
Le secrétaire présenta un visage catastrophé.
â Toutefois?
â Depuis deux semaines, Ãdouard assume la direction du magasin, ces nominations sont maintenant de son ressort. Je ne vais pas renier mes engagements auprès de lui. Je pourrai cependant recommander votre candidature, quand un poste de chef de rayon sera disponible.
Couture comprit que la place libérée deux semaines plus tôt par la promotion du fils du patron était déjà pourvue dâun nouveau titulaire.
â Je vous remercie. Je ne suis pas certain que ce sera nécessaire, cependant.
Lâhomme se leva pour regagner son bureau de travail. Après le départ du propriétaire, un peu plus tard, il parcourut lentement le grand magasin devenu désert.
* * *
Le jour de la Saint-Jean-Baptiste, fête nationale des Canadiens français, les employés du magasin PICARD, tout comme ceux des ateliers, quittaient leur poste à quatre heures afin de profiter un peu des festivités. Dâautres travailleurs, plus chanceux, avaient bénéficié de la journée entière pour assister à la messe solennelle, puis regarder la parade composée de membres des associations nationalistes et de quelques chars allégoriques.
Ãdouard avait quitté le grand magasin en même temps que les autres employés, attendant la sortie des derniers dâentre eux afin de verrouiller la porte qui donnait rue Saint-Joseph. Il pressa ensuite le pas en direction de lâouest pour gagner un commerce dâinstruments de musique, propriété dâHenri Lavigueur, le maire de Québec. Il découvrit le fils aîné, Louis, occupé à fermer les volets.
â Moi qui croyais te trouver à mâattendre assis sur le trottoir. Fermer le commerce mâa pris une éternité, ce soir.
â Câest à la fois le bonheur et le malheur des grands magasins. De mon côté, je ne suis pas rendu plus loin parce que, seul dans la bâtisse avec deux commis, je finis par tout faire moi-même.
Louis Lavigueur présentait une stature de colosse, comme son père. Le visage coupé par une épaisse moustache, la mine réjouie dâun homme à qui la vie sourit, il devenait impossible de prendre ses récriminations au sérieux.
â Allez, en marchant, tu me diras le pourcentage de profit réalisé sur chaque piano, chaque violon vendu. Cela doit bien frôler le cent pour cent.
Ãdouard garda la main posée sur son épaule pendant une partie du trajet. Ils se dirigeaient vers la boucle la plus occidentale des méandres de la rivière Saint-Charles. Depuis le début du siècle, les habitants de la Basse-Ville profitaient du parc Victoria, un espace vert de plus en plus accueillant. Des estrades de bois en forme de « V » flanquaient deux des côtés dâun grand losange gazonné. Les deux hommes prenaient place sur de rudimentaires banquettes de bois quand Ãdouard demanda :
â Souhaites-tu boire quelque chose?
â Un Coca-Cola ou une limonade? Non
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