La mort bleue
merci.
â Je nous imagine mal profiter dâune boisson plus⦠virile au milieu de la foule.
Autour dâeux, plusieurs centaines de personnes, des hommes ou des jeunes garçons, sâinstallaient aussi. à en juger par leur apparence, la plupart dâentre eux étaient des travailleurs manuels embauchés par les ateliers ou les manufactures des alentours.
â Cette épouvantable prohibition nous rendra tous fous, protesta Ãdouard.
â Mais tous ces gens autour de nous ont voté en sa faveur. Tu te souviens très bien des résultats : un vote quasi unanime, à de rares exceptions près.
â Avec les curés qui leur murmuraient à chaque visite au confessionnal comment voter lors du plébiscite. On appelle cela une « influence indue ».
â Si tu veux aller devant les tribunaux avec des arguments de ce genre, bonne chance.
Pour tout commerçant, mettre en doute le rôle de lâÃglise catholique entraînait une ruine immédiate. Louis Lavigueur enchaîna, après un silence :
â Puis, toutes ces personnes ne sont pas si influençables. Elles obéissent aux directives qui leur conviennent, puis ignorent les autres.
â Crois-tu que ces gens sont tous heureux de se passer dâune bière?
â Au moment du plébiscite, ils devaient penser pouvoir le faire sans mal. Quand ils seront sûrs du contraire, la prohibition sera levée.
Lavigueur parlait dâune voix posée, raisonnable. Ãdouard mesurait combien leur destinée respective se ressemblait : leurs pères se passionnaient pour les activités du Parti libéral et chacun dâeux hériterait éventuellement dâune maison de commerce prospère.
â Comment se déroulent les choses avec ton père? demanda Ãdouard, changeant brutalement de sujet.
â ⦠Pardon?
â Je veux dire en ce qui concerne les affaires. Travailler pour lui ne te paraît pas trop difficile?
Lâintrusion dans sa vie privée laissa le jeune homme un moment sans voix. Son compagnon tenta de se rendre plus explicite.
â Pendant des années, jâai administré un rayon dans le magasin. Mon père mâa fait passer de lâun à lâautre, sous prétexte de me préparer à prendre sa succession. Je me sens un peu comme un chien tenu en laisse.
â Bien sûr, comme nous travaillons tous les deux dans lâentreprise familiale, nous demeurons en tutelle plus longtemps que nécessaire. Toutefois, câest certainement mieux que de monter une affaire de toutes pièces. Notre situation présente de sérieux avantages.
Les deux hommes sâinterrompirent au moment où les membres des Rock City, lâéquipe de baseball locale, apparaissaient sur le terrain. Ce fut ensuite le tour des visiteurs, des joueurs venus de Burlington pour lâoccasion.
â Bien sûr, mais cela risque de durer longtemps, évoqua Ãdouard. Au moment de mon mariage, papa mâa donné un peu plus de responsabilité. Cela demeurait toutefois bien insuffisant pour me contenter. Enfin, jusquâà présent. Aujourdâhui, il a fait de moi le directeur du magasin.
Toute la longue entrée en matière ne visait quâà lui donner lâoccasion de se vanter de sa bonne fortune. Le jeune homme aurait voulu crier la nouvelle depuis le monticule du lanceur, au milieu du losange.
â Directeur? Cela veut dire quoi, exactement?
â Diriger les opérations courantes, un peu comme le fait Fulgence Létourneau pour les ateliers de confection.
â Mais il ne te laisse pas lâentière liberté dâaction.
Maintenant, un peu de jalousie pointait dans la voix de Louis Lavigueur.
â Non, il demeure le président des entreprises PICARD. La gestion quotidienne du magasin me revient toutefois.
Le lendemain, la nouvelle aurait fait le tour des commerces de la rue Saint-Joseph, soulevant lâenvie de la génération des héritiers présomptifs.
â Au fond, rétorqua Lavigueur, cela ressemble fort à ma situation. Jâai les coudées à peu près franches dans le magasin de la Basse-Ville. Mon père nây vient pas plus dâune fois par mois et il regarde les livres de comptes encore moins souvent.
« Mais ce magasin dâinstruments de musique emploie deux commis-vendeurs, songea Ãdouard. Le plus petit
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