La Trahison Des Ombres
d’abord du vin blanc et du poisson : des lamproies dans
une sauce spéciale, des portions de carpe tendre assaisonnées d’épices et de
condiments particuliers. On porta des toasts et on fit des discours. Tous se
félicitèrent de la prospérité grandissante de la ville et soulignèrent à quel
point la présence du clerc royal les honorait. Le magistrat était confondu :
le contraste entre le silence de la campagne ou l’isolement de sa chambre à La
Toison d’or était frappant.
Dans une sonnerie de trompettes et sous les acclamations,
on apporta d’autres mets : de la loche frite aux roses et aux amandes, du
saumon rôti dans une sauce au vin et aux oignons, du brochet fumé, de la salade
en croûte, du faisan nappé de crème aux fraises. La salle scintillait de tous
ses feux tandis qu’on plaçait devant les convives plats d’argent et tranchoirs 1 ,
coupes et gobelets aux formes diverses.
Corbett mangea peu et but moins encore. Il
choisit de ne pas intervenir quand Ranulf déroba avec habileté des bribes de
nourriture pendant qu’il prêtait l’oreille à un bourgeois corpulent qui
jacassait comme une pie à propos des taxes royales sur le bois et de la
nécessité d’accroître la protection en Manche et en mer d’Irlande. Le magistrat
s’appliqua tant à feindre l’intérêt que ses traits devinrent douloureux. Il
aurait voulu se dégager mais cela aurait été offensant. Il écouta donc son
voisin, l’esprit ailleurs. Le registre des décès s’était révélé être un trésor
de renseignements. Il fallait absolument qu’il interroge Peterkin et l’échec de
Ranulf à retrouver Blidscote le préoccupait.
— Pensez-vous qu’il soit sauf ? s’était
enquis Ranulf.
— Non, je ne le crois pas, avait répondu le
magistrat en achevant ses préparatifs pour partir au Guildhall. On risque bien
de ne jamais revoir Maître Blidscote, comme Furrell le braconnier...
— Et la guerre que mène le roi en Écosse,
Sir Hugh ?
Le bourgeois tenait à présent à faire valoir ses
dons de stratège militaire. Corbett étouffa un soupir ; il se montra
attentif à la prudente dénonciation que fit le brave homme de la campagne
royale dans le Nord, avec les perturbations dans le commerce et le poids sur l’Échiquier
qu’elle entraînait.
Le clerc fut soulagé quand son interlocuteur dut
renoncer à faire l’avantageux au moment où l’on proposait d’autres mets. Le
bourgeois était sur le point de se lancer dans un second sermon quand Corbett
ouït la cloche de St Edmund. Elle résonna dans le Guildhall et fit taire
vacarme et conversations.
— C’est le tocsin, murmura l’homme. Pour l’amour
de Dieu, que s’est-il encore passé ?
Il jeta un regard furieux au père Grimstone.
Le brave prêtre, déjà complètement ivre, essaya
de se lever en vacillant. Burghesh le fit se rasseoir avec douceur.
— Je vais aller voir, déclara-t-il. Il se
passe quelque chose à l’église, mais je suis sûr que ce n’est rien.
Et, balançant un trousseau de clés, il sortit en
vitesse.
Mines sombres et bavardages à mi-voix suivirent
son départ. Corbett ravala un sourire. Il avait vu se dérouler la même scène
dans moult villes prospères. Les bourgeois s’étant enrichis en étaient venus à
ne craindre ni leur prêtre ni son église d’autant plus que le père Grimstone n’était
peut-être pas l’homme qu’ils auraient choisi comme pasteur. Ces hommes aisés
finiraient par bâtir leur propre église et par créer une paroisse séparée. Ils
orneraient sans compter le nouveau lieu de culte, manifestant ainsi leur
pouvoir et leur dignité. Corbett saisit sa coupe de vin et prêta l’oreille aux
propos de son voisin qui se livrait à une attaque à peine voilée contre les ambitions
militaires du souverain.
— Il devrait capturer Wallace, le pendre
puis négocier. Si la paix règne au Nord, cela ouvrira de nouveaux marchés...
Les cloches de St Edmund sonnèrent derechef,
juste un court instant. Les marchands assemblés là se contentèrent de s’adresser
des sourires. Les festivités reprirent de plus belle, comme le belliqueux
bourgeois qui assenait à présent à Corbett un long discours contre les rebelles
écossais.
— Oui, commenta Ranulf qui cessa son
maraudage pour intervenir, mais capturer ces rebelles est aussi difficile que
de mettre du sel sur la queue d’un moineau. Tout le monde prétend qu’on peut
réussir, seulement personne ne sait
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