L'archipel des hérétiques
petit
feu à la faim et à la soif.
Jeronimus savait cependant que la situation avait évolué
sur un point critique : Wiebbe Hayes avait beau être désarmé, il disposait
désormais de deux embarcations. En eux-mêmes, ces deux esquifs construits tant
bien que mal - celui de Lambertsz et celui d'Aris Jansz - ne représentaient
aucune menace. Jamais ils n'auraient pu transporter assez d'hommes pour
permettre à Hayes d'attaquer le Cimetière du Batavia. Mais, au cas où
Pelsaert serait parvenu à destination et s'apprêterait à revenir de Java avec
un bateau de sauvetage, ils risquaient de leur compliquer terriblement la
tâche.
6. La chaloupe
« Nous n'attendions rien d'autre que la mort. »
Un marin anonyme.
La chaloupe du Batavia roulait et tanguait dans une
forte houle, au nord des Abrolhos, emportant Pelsaert et Jacobsz vers la Terre
Australe. C'était une embarcation de belle taille, puisqu'elle mesurait un peu
plus de dix mètres de la poupe à la proue, avec dix bancs de rameurs et un mât,
mais malgré les planches supplémentaires dont on avait rehaussé ses lisses,
elle ne s'élevait guère à plus de soixante centimètres au-dessus de l'eau 1 .
Par gros temps, il aurait suffi de peu de chose pour la submerger et les
quatre-vingts kilomètres qui la séparaient du continent n'étaient certes pas
dénués de danger.
Pelsaert avait d'abord formé le projet de chercher de
l'eau sur les côtes les plus proches, afin de garantir l'approvisionnement des
rescapés pendant au moins quelques semaines, et d'envoyer ensuite un bateau
vers le nord avec mission de ramener de l'aide. Mais ce plan comportait
plusieurs écueils, dont le principal était l'absence de cartes. Les côtes de la Terra Australis étaient si mal représentées, que ni le subrécargue ni le
capitaine n'avaient la moindre idée du point où ils devaient commencer leurs
recherches. Les précédentes rencontres des vaisseaux de la VOC avec la Terre
Australe avaient permis d'établir qu'une rivière se jetait dans la mer à près
de six cents kilomètres au nord de leur position, mais pour trouver des points
d'eau plus proches, ils en étaient réduits à s'en remettre à la chance, tout
autant qu'à l'expérience et à l'intuition. Et il était impossible d'évaluer le
nombre de jours ou de semaines qu'il leur faudrait pour retourner aux Abrolhos.
Une idée commençait donc à poindre, dans l'esprit d'Ariaen
Jacobsz : s'ils ne trouvaient pas d'eau, il ne leur resterait plus qu'à tenter
la traversée vers Java en chaloupe 2 . Le comptoir commercial de
Batavia était le seul endroit où ils seraient assurés de trouver de l'aide.
Mais les Indes étaient encore à plus de trois mille deux cents kilomètres, et
en supposant que la chaloupe réussisse à franchir cette distance, il
s'écoulerait au bas mot deux mois avant que les secours ne parviennent
jusqu'aux survivants de l'archipel - et pour alors, toute la population de
l'île risquait d'avoir succombé à la soif.
Les hommes du capitaine avaient dû tenir le même
raisonnement et arriver à la même conclusion, puisque les quarante-huit membres
du groupe de Jacobsz avaient insisté pour partir avec lui 3 , en
emportant la totalité du stock d'eau et de vivres. La chaloupe, prévue pour
transporter un maximum de quarante passagers était donc dangereusement
surchargée.
Les seuls passagers dont la présence était vraiment utile
à bord étaient les marins. Tout l'état-major de l'équipe navigante du Batavia se trouvait réuni sur la chaloupe - le capitaine, les trois
timoniers et Evertsz, le maître d'équipage. Eux seuls avaient l'expérience et
les compétences nécessaires pour faire naviguer une telle embarcation en plein
océan des Abrolhos à Java, et pour en revenir.
Les quarante-trois autres passagers étaient pour la
plupart des marins chevronnés. À bord devaient aussi se trouver le second
maître, le cousin de Jacobsz, et Harman Nannings, le quartier-maître du Batavia. De tous ceux qui étaient partis sur la chaloupe, seulement six (trois hommes,
deux femmes, et un nourrisson) n'avaient pas de compétences spéciales en fait
de navigation. Zwaantie Hendricx en était. Depuis le naufrage, elle n'avait pas
quitté Ariaen d'un pouce et il n'avait manifestement pas l'intention de se
séparer d'elle. Elle s'était fait accompagner par une jeune mère, dont Pelsaert
ne cite pas le nom dans son journal. Elle s'était embarquée avec son bébé, âgé
de deux mois, qui avait dû
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