L'archipel des hérétiques
la barque et de précipiter tous ses occupants à la mer. Des marins à
demi morts de soif et de peur ne font pas de bons mutins et plus la chaloupe
approchait des Indes, plus on peut supposer que Jacobsz avait davantage à cœur
de faire durer le stock de vivres, que de comploter contre le commandeur.
Le trajet depuis le cap Nord-Ouest avait duré onze jours,
au terme desquels leurs réserves de vivres et d'eau accusaient une baisse
dangereuse. Une bonne partie de leur stock de pain avait été jetée par-dessus
bord pendant la tempête et ce qui restait devait avoir été très strictement
rationné. Les passagers de la cha-loupe durent cruellement souffrir de la faim,
puis ressentir l'état de vide qui marque l'état de sous-alimentation. La pluie
tomba trois fois pendant qu'ils étaient au large, mais en dépit de ces averses
providentielles, ils durent aussi fragmenter les rations d'eau. La soif
torturait tous les occupants de la chaloupe, mais le bateau progressait
rapidement - il parcourait environ cent cinquante kilomètres par jour, ce qui
dut contribuer à préserver le moral de l'équipage pendant la traversée.
Ils arrivèrent en vue des côtes de Java le 27 juin -
c'est-à-dire juste à temps. Lorsqu'ils accostèrent, il leur restait à peine un
litre d'eau 11 sur la soixantaine de litres qu'ils avaient recueillis
dans les rochers du cap Nord-Ouest. Ils n'étaient pas encore sortis d'affaire,
car les rivages du sud de Java n'étaient pas sous le contrôle des Hollandais et
les populations indigènes n'étaient pas toujours très hospitalières mais, dès
le lendemain, ils purent remplir leurs barils dans une cascade avant de
poursuivre leur route, à la voile et à la rame, vers le détroit de la Sonde 12 où convergeaient les voies de navigation et les vents de la mousson. C'était
par ce chemin que passaient tous les bateaux hollandais qui allaient à Batavia
ou en revenaient.
Par miracle, les quarante-huit passagers de la chaloupe
étaient tous sains et saufs, y compris le nourrisson. Les caprices du vent les
retardèrent un peu, mais ils atteignirent l'extrémité sud-ouest de Java le 3
juillet et, à leur grande joie, aperçurent quatre vaisseaux de la VOC qui
avaient jeté l'ancre dans le détroit. Parmi eux se trouvait le Sardam, ce petit jacht qui les avait accompagnés de Texel jusqu'au Cap. Quatre
jours plus tard, ils étaient à Batavia ,3 .
Le siège de la VOC aux Indes resta une ville de dimensions
modestes, jusqu'au jour où Cornelis de Houtman y accosta, en novembre 1596.
Jusque-là, Batavia n'était qu'une petite colonie de deux ou trois mille âmes,
établie à l'embouchure du fleuve Tili-wung, et défendue par une simple
palissade de bambou. Les locaux, qui appelaient la colonie Jacatra, étaient des
sujets du sultan de Bantam, cité située plus à l'ouest, à quatre-vingts
kilomètres de là. Ils vivaient de pêche, d'agriculture et de commerce. La ville
comprenait aussi une petite communauté chinoise qui contrôlait l'industrie de
l'arak, ainsi qu'une bonne partie du commerce local. De Houtman fut le premier
à leur acheter des provisions et, par la suite, les navires hollandais firent
régulièrement escale dans ce port qui était plus sain que Bantam, et où les
tarifs pratiqués étaient nettement plus attractifs.
L'influence hollandaise s'étendit progressivement. En
1610, le pangeran, le seigneur local, fit don à la VOC d'un terrain
situé dans le quartier chinois, avec la permission d'y construire un entrepôt
de pierre dans une enceinte entourée de murs. Au bout de quelques années, ce
bâtiment devint l'un des principaux entrepôts de la Compagnie en Orient. Les
relations entre les Dix-sept et le pangeran étaient excellentes et, en
1618, la Compagnie fît bâtir un nouvel hôpital et un petit chantier naval aux
alentours immédiats de la ville. On décida, par la même occasion, de transférer
à Jacatra la majeure partie du trafic qui se faisait jusque-là à Bantam.
C'est alors qu'au grand dam de la VOC, la Compagnie
anglaise des Indes orientales décida de construire son propre entrepôt à
l'extérieur de l'enceinte. Si le seigneur indigène avait compté diviser les
rivaux européens pour mieux régner sur eux, son plan fut un franc succès. Les
Hollandais attaquèrent la factorerie anglaise et la réduisirent en cendres. Les
Anglais répliquèrent en rassemblant au large de la ville une flotte si
imposante que toute la colonie hollandaise prit la fuite vers
Weitere Kostenlose Bücher