L'archipel des hérétiques
leur
plaire, puisqu'elle constituait une promesse d'impunité et d'absolution de tous
leurs méfaits. Certains d'entre eux se rallièrent manifestement à cette
nouvelle théologie. On distingue dans leurs déclarations les échos distordus de
la pensée de leur chef. Cela dit,
Jeronimus n'avait rien d'un prophète. Rien ne nous permet
d'affirmer qu'il se souciait beaucoup de convertir ses hommes et, comme nous
l'avons vu, il n'avait qu'une compréhension assez partielle de la philosophie
libertine. Tout porte à penser qu'il se considérait lui-même comme un libertin,
mais il se servait surtout de cette philosophie pour parvenir à ses propres
fins.
L'un de ses objectifs était d'empêcher tout contact entre
ses hommes et la seule autorité de l'île qui eût le pouvoir de les refréner
quelque peu : l'Église réformée de Hollande. En imposant silence au pasteur, il
épargnait à ses hommes la crainte de la colère divine et de leur châtiment. Et
en les initiant à cette nouvelle idée de Dieu, il avait, de fait, entrepris de
poser dans les Abrolhos les bases d'une nouvelle société, dans laquelle ses
complices n'avaient à répondre de leurs actes que devant lui-même, et où ils
étaient liés non seulement par leurs crimes, mais aussi par leur rejet commun
de l'autorité conventionnelle.
Une fois le pouvoir de Cornelisz établi sur l'île, les
mutins se virent pressés de renier les règles et les lois qui les avaient
entravés jusque-là. Ils étaient encouragés à blasphémer et à mentir 6 - ce qui était sévèrement sanctionné par les règlements de la VOC - et à
s'affranchir de toute obligation religieuse. Il leur était par-dessus tout
recommandé de ridiculiser le pasteur. La seule fois où Bastiaensz tenta
d'appeler les hommes à la prière, l'un d'eux répliqua qu'ils préféraient
chanter des chansons, et lorsque le pasteur implora Dieu de « prendre tous les
occupants de l'île sous son aile », il aperçut, derrière le petit groupe de ses
fidèles, les hommes de Jeronimus qui chahutaient, en agitant au-dessus de leurs
têtes des ailerons sanglants prélevés sur des cadavres d'otaries 7 .
— Pas la peine ! ricanaient-ils. On est déjà dessous !
Les méthodes de Jeronimus lui permirent de conforter les
liens qui le réunissaient à ses hommes. Reste cependant qu'il n'avait en eux
qu'une confiance limitée. Entouré de ces soldats armés jusqu'aux dents, il
devait avoir cruellement conscience de sa propre faiblesse physique. Son
pouvoir reposait sur son exceptionnelle faconde, et non sur quelque prouesse
militaire qui lui aurait permis de s'imposer par la force. Bien au contraire -
l'ensemble de son comportement tend à démontrer qu'il n'avait aucun courage
physique, et doutait de sa capacité de résister à un éventuel défi lancé à son
autorité. Le 12 juillet, il fit signer à ses vingt-cinq complices un « serment
de loyauté » les liant mutuellement, et il reçut aussi leurs serments
individuels : « Il fit promettre aux hommes qu'il voulait sauver de lui obéir
en toute chose, et quels que soient ses ordres. » Un second serment, prêté le
20 août, renforça cet engagement 8 . Celui-ci fut signé par trente-six
personnes 9 , le pasteur y compris. A cette date, la terreur avait
étoffé les rangs des mutinés.
Il ne tarda pas à se dégager une sorte de hiérarchie parmi
les hommes de Jeronimus. En principe, tous les mutins étaient égaux et « se
prêtaient mutuellement assistance, dans un sentiment fraternel et en vue de
l'intérêt commun », mais en fait le caporal Coupe-Pierre Pietersz s'imposa
bientôt comme le bras droit de Cornelisz - sans doute grâce à l'ascen-dant
qu'il avait sur les soldats et aussi à cause de son grade, très inférieur à celui
de l'intendant adjoint, et de son tempérament relativement falot, qui faisait
de lui un homme de paille idéal, facile à manipuler. Le caporal était sûrement
moins dangereux qu'un David Zevanck, ou un Coenraat Van Huyssen, ces deux
aristocrates, membres de la caste des officiers, débordants de morgue et
d'assurance. Zevanck avait non seulement mené mais orchestré la plupart des
massacres perpétrés sur l'île et naguère, sur le Batavia , Jeronimus
avait eu toutes les peines du monde à juguler la fougue de Van Huyssen.
L'ancien apothicaire jugea sans doute plus prudent de tenir ces deux jeunes
loups en respect, en déléguant davantage d'autorité à Pietersz.
Cornelisz et le caporal se distinguaient des
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