L'archipel des hérétiques
de
telles subtilités. Face à cet ouragan de massacres, de viols et de pillages qui
avait balayé l'archipel de façon si tangible, ils ne voyaient pas l'utilité
d'invoquer de sur-croît des charges d'hérésie, qui ne pouvaient être que
purement abstraites.
Le commandeur , étant un homme plus cultivé que la
moyenne et ayant au moins un peu d'imagination, dut être le seul à subodorer
l'influence qu'avait pu avoir la philosophie religieuse de Cornelisz sur la
forme et la nature même de la mutinerie - et à comprendre que ces idées
n'étaient elles-mêmes qu'une fraction d'une personnalité plus vaste et plus
complexe, qu'il considérait comme le mal incarné. Dans ses comptes rendus
écrits, Pelsaert paraît très manifestement se défendre de cette prise de
conscience, comme un escargot qui se recroquevillerait dans sa coquille pour
échapper à la brindille qui vient le titiller. Et, tel l'escargot, le commandeur n'avait qu'une compréhension assez vague de ce qui lui avait
effleuré l'esprit, comme s'il avait entrevu une vérité qui avait jusque-là été
masquée par les termes des accusations portées contre Cornelisz dans les
documents officiels : «sans Dieu 54 », «mauvais 55 », «
corrompu de nature 56 ».
« Voyez comment le Seigneur notre Dieu dénonce aux yeux de
tous l'absence de foi 57 », écrit-il pieusement, après le refus de
Jeronimus d'assister au prêche. Mais ce qu'il faut entendre là-dessous, c'est
qu'il avait entr'aperçu, comme du coin de l'œil, la nature d'un homme vivant
bien au-delà des limites de la religion et de la moralité conventionnelles.
Pour les condamnés, l'heure approchait inexorablement. Le
1 er octobre, le temps était si orageux et si menaçant qu'il fallut
surseoir à l'exécution. La marée montante et la violence des vagues rendaient
périlleuse la traversée, d'habitude aisée, vers l'île aux Otaries. Mais ce
répit fut de courte durée. Le lendemain, le ciel était plus serein. Un groupe
de charpentiers s'attela à la construction des potences. L'île aux Otaries
était la seule où le sol fut suffisamment profond pour que l'on pût y planter
de telles constructions. Le long du chenal, vers l'extrémité sud de l'île, se
trouve un site convenant à l'accostage, et un peu plus vers l'intérieur, il y a
une sorte de corniche garnie d'un sol constitué de sable et de terre, mêlés de
guano, suffisamment dense et profond pour y planter des poteaux 58 .
Les charpentiers travaillèrent à partir du bois qu'avait apporté le Sardam, et utilisèrent sans doute aussi des pièces de l'épave. Ils construisirent deux
ou trois potences assez robustes pour supporter sept corps.
Ce travail achevé, on fit amener les condamnés. Pelsaert
vint superviser l'exécution de la sentence et Bastiaensz assista les
prisonniers, pour tenter de les réconforter et de sauver leurs âmes, s'il était
encore possible. Creesje Jans fit elle aussi la traversée. Depuis la capture du
capitaine général, un mois plus tôt, elle n'avait pas échangé un mot avec lui.
Une heure avant l'exécution, et escortée de quelques Défenseurs, elle
s'approcha suffisamment de Cornelisz pour croiser son regard. Pelsaert
n'assistait pas à cette dernière entrevue, mais Wiebbe Hayes, qui était sur les
lieux, entendit les reproches qu'elle fit à son ancien ravisseur. « Elle se plaignit
amèrement au susdit Jerome, nota par la suite le sergent nouvellement promu,
des péchés qu'il l'avait forcée à commettre avec lui, à son corps défendant. A
quoi Jerome répondit : "C'est vrai. Vous n'êtes pas à blâ-mer, car vous
avez habité ma tente douze jours sans que je puisse parvenir à mes fins 59 ."
»
Lucretia n'était pas la seule à vouloir parler à Cornelisz
avant sa mort. Les autres condamnés, qui avaient naguère été ses hommes liges,
étaient furieux de la façon dont il les avait trahis durant son interrogatoire.
Ils demandèrent instamment qu'il soit pendu le premier, « afin de voir de leurs
propres yeux la mort de celui qui les avait corrompus 60 ». Cette
requête témoigne d'un désir de vengeance, tout autant que de la crainte que
l'apothicaire, s'il était mort après eux, ne fut encore parvenu à berner ses
juges, au moyen de quelque artifice oratoire, échappant ainsi à son châtiment.
Hendricxsz, Van Os, Jonas, Allert Janssen, Fre-dricx et
Beer se regroupèrent autour de l'intendant adjoint, tandis qu'on le traînait
vers la potence, et le huèrent. Ils le virent
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