L'archipel des hérétiques

l'époque, il semble donc que le deuxième mari de
Lucretia ait été le frère du mari de sa demi-sœur - soit son propre beau-frère.
    Ce qui permettrait d'expliquer qu'elle ait consenti à se
marier en dessous de sa condition. Seule, privée de tous ses proches dans une
ville inconnue, on comprend qu'elle ait ressenti une sympathie particulière
pour les visages qui lui étaient familiers. Jacob Cuick, que Lucretia avait
peut-être rencontré et apprécié en Hollande, a pu lui sembler un choix plus sûr
qu'un prétendant étranger, qui aurait été moins à même de comprendre les incroyables
tribulations qu'elle venait d'endurer.
    Nous perdons la trace de Lucretia et de son nouveau mari
après 1641. Il semble improbable qu'ils se soient établis à Leyde, où il ne
subsiste aucun indice de leur existence 53 . Peut-être sont-ils allés
s'installer à Amsterdam, où les archives qui nous sont parvenues sont si
volumineuses et si mal organisées qu'il serait difficile d'y retrouver leur
piste. On peut cependant avancer sans prendre de trop grands risques qu'aucun
Jacob Cornelisz Cuick n'y a été enterré - mais en ce qui concerne Lucretia, on
tient une piste prometteuse : dans les premiers jours de septembre 1680, une
certaine Lucreseija Van Kuijck 54 rendit l'âme à Amsterdam et fut
portée en terre, le sixième jour du mois. Si cette dame Van Kuijck était bien
la Creesje du Batavia , elle avait pratiquement quatre-vingts ans. Elle
aurait donc survécu à tous ses persécuteurs comme à tous ses soupirants - une
petite revanche que lui accorda le destin, sur toutes ses épreuves.
    Tandis que Lucretia tentait de refaire sa vie aux Indes,
Ariaen Jacobsz moisissait dans les cachots de la forteresse. Le capitaine y
avait été incarcéré depuis la mi-juin 1629 sur la foi des déclarations de
Pelsaert, et on l'y retenait, tout comme Zwantie Hendricx, pour complot et tentative
de mutinerie.
    Dès le premier jour, Jacobsz opposa une résistance
farouche à toutes les tentatives pour le faire passer aux aveux 55 .
Il devait être d'une vigueur et d'une endurance physique peu communes, pour
avoir ainsi survécu au voyage en chaloupe jusqu'à Batavia, puis à ce long
séjour dans une geôle sordide, qui fut plus que probablement entrecoupé de
séances d'interrogatoires des plus éprouvantes. Zwaantie eut elle aussi à
répondre de sa conduite sur le Batavia , mais l'enquête semble avoir
piétiné pendant les quelques mois où Pelsaert retourna dans les Abrolhos.
    La question de savoir qui était l'instigateur de
l'agression perpétrée par Evertsz et ses acolytes contre Lucretia Jans restait,
elle aussi, sans réponse satisfaisante, aux yeux de la VOC :
    « On soupçonnait fort le capitaine, admit Specx dans une
note adressée aux Dix-sept, d'avoir laissé la chose se faire en toute
connaissance de cause, certes - voire de sa propre initiative et avec son
concours. Le fiscaal l'a longuement interrogé sur ce point, ainsi qu'une certaine femme qui était la
servante de Lucretia, et ils ont comparu devant le Conseil de Justice, mais vu
l'obscurité du cas, aucun verdict n'a pu être rendu à ce jour 56 . »
    Ces commentaires laissent penser qu'Ariaen avait
constamment et opiniâtrement clamé son innocence, et que Anthonij Van den
Heuvel avait dû renoncer à lui arracher ne fut-ce qu'un semblant d'aveux - y
compris après que le commandeur fut revenu du Cimetière du Batavia, avec de nouvelles preuves et de nouvelles charges contre le capitaine.
    « Nous ne pensons pas que Jacobsz soit totalement hors de
cause, conclut prudemment le gouverneur général, car nous avons la certitude
que s'il avait publiquement imposé l'autorité et la justice avec la même
détermination qu'il a mise à les saper en secret, nombre des impertinences
commises sur le bâtiment ne seraient jamais advenues - et ne seraient
assurément pas restées impunies. »
    Mais, sans le début d'un semblant de confession, il était
impossible de déterminer le degré exact de participation du capitaine à la
mutinerie.
    Le problème auquel les conseillers des Indes se trouvaient
confrontés était donc des plus simples : tout en sachant que Jacobsz était
coupable d'au moins une partie de ce dont on l'accusait, ils subodoraient que
Pelsaert était lui aussi responsable, à un degré ou un autre, des événements
survenus avant et après le naufrage du Batavia - et ce principalement à
cause du laxisme dont il avait fait preuve vis-à-vis du capitaine.