L'archipel des hérétiques
de son époux
sur le Batavia.
La chute dut être rude, pour l'épouse de Jeroni-mus. Elle
qui était, à peine quelque mois auparavant, un membre respectable et
apparemment prospère de la bonne société de Haarlem, elle se retrouvait à
présent dans le dénuement le plus complet, sans maison, sans officine et sans
mari. Les principaux cadres de la VOC pouvaient faire directement verser une
partie de leur salaire à leurs parents les plus proches. Belij-tgen Jacobsdr ne
mourut donc pas de faim, mais comme l'eût fait n'importe qui à sa place, elle
dut terriblement souffrir de ce cruel revers du sort.
L'opiniâtreté de son ex-nourrice ne dut rien arranger. Car
Heyltgen Jansdr persista à la harceler, bien après le départ de Jeronimus.
À la fin de l'été 1630, Heyltgen et son mari, Moyses
Starlingh, passèrent à Cornelissteeg, en l'absence de Belijtgen, et se mirent à
hurler des insultes devant sa porte, sous les yeux des voisins abasourdis.
Heyltgen clamait les injures habituelles contre son ex-patronne : si cette
putain pourrie de syphilis osait sortir de chez elle, elle se promettait de lui
« taillader la figure et de la fouler aux pieds ». Ne recevant aucune réponse,
la nourrice et son époux s'en allèrent, pour revenir le soir même. Belijtgen
n'était toujours pas chez elle et Moyses tenta de forcer la porte, la défiant
de descendre dans la rue. Selon les voisins, dont le témoignage fut enregistré
le lendemain, Starlingh était de fort méchante humeur et les personnes
présentes craignaient qu'il ne dévaste tout dans la maison, s'il était parvenu
à entrer.
Ces violences verbales semblent indiquer que la vieille
querelle concernant la mort du fils de Cornelisz n'était toujours pas résolue,
bien que l'enfant ait été enterré depuis près de dix-huit mois. Il nous est à
présent impossible de savoir si Belijtgen avait officiellement porté plainte
contre la nourrice - les archives de Haarlem sont très incomplètes -, mais on
trouve peut-être une trace du conflit dans les registres des bourgmestres de la
ville, qui se chargeaient souvent de régler les querelles mineures opposant des
personnes du commun. Le mémoire auquel je pense, daté du 6 juillet 1629,
concerne une mère et une nourrice - aucun des deux noms n'est malheureusement
cité - à qui les autorités ont ordonné de mettre fin à leur dispute au sujet
d'un enfant. Les deux femmes furent relaxées, sous condition de ne plus
troubler l'ordre public, et la nourrice se vit condamnée à verser à la mère une
compensation de sept shillings. Si les parties concer-nées étaient bien
Belijtgen Jacobsdr et la nourrice qui la harcelait, force est de constater
d'une part que cette tentative d'arbitrage des bourgmestres resta sans effet,
et d'autre part que la somme fixée à titre de dommages et intérêts était bien
dérisoire... mais peut-être la vie d'un enfant ne valait-elle guère plus, en ce
début du xvn e siècle.
On ignore tout de ce qui a pu se passer par la suite. La
scène de Cornelissteeg est la dernière trace qui nous reste de l'existence de
Belijtgen à Haarlem. Trois semaines plus tard, le 7 juillet 1630, la nouvelle
de la tragédie du Batavia parvint en Hollande par l'entremise du Warpen van Rotterdam. Dans les jours qui suivirent, les détails de la
mutinerie circulaient sous forme de pamphlets et de chansons de circonstances
imprimés. Le rôle effroyable joué par Cornelisz dans le drame fut connu de
tous, et on peut imaginer qu'il ait été difficile pour sa femme de continuer
d'habiter à Haarlem.
Belijtgen Jacobsdr avait-elle un endroit où elle pouvait
encore se sentir chez elle, et où elle aurait pu se réfugier? Nous ne le
saurons sans doute jamais. Les quelques traces que nous avons gardées de sa
triste existence ne nous donnent aucune des clés de son histoire - tout comme
celles de son énig-matique époux, sa vie et sa mort se perdent dans les brumes
de l'histoire. Elle demeure une figure obscure, dont nous ignorons les origines
comme les motivations. Qu'en fut-il de ses espoirs, de ses amours ou de ses
inquiétudes ? Nous ne pouvons plus que les imaginer 58 .
Sur les récifs de corail des Abrolhos, tous les vestiges
du Batavia et de ses occupants disparurent rapidement. La mer eut tôt
fait d'engloutir la carcasse du retourschip, déjà disloquée sous le
martèlement des vagues, jusqu'à en devenir méconnaissable. Pris entre
l'incessant pilonnage de la mer et les brisants, le magnifique
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