Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie
au-delà du lointain faubourg de Canope, il se plaisait à imaginer les contrées lointaines de l’Orient en déambulant le long des rangées de flacons colorés aux senteurs exotiques. Cannelle d’Inde et d’Arabie, aspic de l’Himalaya, poivre de Cochin, styrax et gommes de Pisidie, cachou, nard et marbathon, Ptolémée en humait tour à tour les effluves, les yeux mi-clos, rêveur.
Un jour, il fut tiré de sa songerie par une conversation animée entre deux hommes qui venaient d’entrer dans la boutique. Leurs amples manteaux richement brodés, leur aisance de gestes et de paroles indiquaient qu’il s’agissait à coup sûr de marchands au commerce prospère. Mais, en l’occurrence, l’un d’eux se plaignait amèrement à son compagnon :
— Crois-moi, les affaires vont très mal. Ma dernière caravane, que je faisais venir à grands frais du Népal, a perdu six mois entiers à suivre le cours d’une rivière, sans jamais trouver le gué indiqué sur les cartes. Mes chameliers ont dû changer de route, et ils ont été attaqués par des brigands. Perte sèche ! Je suis allé me plaindre à l’office des cartes du Musée, mais ils m’ont ri au nez, ces soi-disant géographes aussi prétentieux qu’incapables !
— Le sort a été encore plus cruel avec moi, fit l’autre marchand. Toute une cargaison perdue en mer, et toujours par la faute de ces maudits géographes…
— Je ne sortirai pas de cette boutique avant d’avoir entendu ton histoire !
— J’avais nommé un brave capitaine à la tête d’une flottille de deux navires bien équipés, à charge de ramener depuis l’Inde et la Perse une précieuse cargaison. Tout se passait bien lorsque, au quarantième jour, la mer fut secouée par la tempête et les bateaux perdirent leur route. Lorsque les vents cessèrent enfin de tournoyer, ils avaient été emportés loin des côtes, l’océan s’était élargi démesurément. Le capitaine demanda au matelot de vigie de grimper au sommet du mât pour inspecter l’horizon. L’homme monta, resta là-haut un long moment à regarder autour de lui, et lorsqu’il redescendit, il affirma avoir aperçu une montagne noire qui luisait au soleil. Le capitaine comprit qu’ils étaient perdus. « Cette montagne, m’a-t-il assuré, ne figure sur aucune carte, mais elle est connue et crainte de tous les marins, car entièrement faite de roches métalliques appelées pierres d’aimant. Les substances qui la composent ont le pouvoir d’attirer les navires jusqu’au pied de la montagne. » Et c’est bien ce qui se passa. En un instant, toutes les pièces qui tenaient les navires se trouvèrent disjointes comme par enchantement. Les clous et les objets de fer se mirent à voler comme des flèches en direction des parois de la montagne, contre lesquelles elles vinrent se plaquer avec violence. Les bâtiments se disloquèrent, ma cargaison sombra, tous les marins furent à la mer où la plupart se noyèrent. Ce n’est qu’à grand-peine que mon capitaine put se sauver en chaloupe, et il est revenu à peine hier, dans un piteux état, me raconter la triste histoire.
— Son récit est, en effet, étonnant. Mais puisque cette redoutable île de fer est réputée se dresser à l’entrée du golfe Persique, pourquoi ne pas faire prendre une autre route à tes navires ?
— Ah oui ? Et comment feraient-ils, monsieur le géographe, pour passer de l’Inde à Alexandrie ?
— Eh bien, le vieil Ératosthène n’a-t-il pas prétendu que la mer Méditerranée est reliée à l’océan de l’Inde par l’ouest ?
Son interlocuteur eut un rire narquois :
— C’est cela, à partir des colonnes d’Hercule, et après une invraisemblable circumnavigation de l’Afrique ! Trop hasardeux, trop long, trop coûteux ! Les cartes d’Ératosthène passent, certes, pour être inégalées, mais elles ont été perdues, pire, falsifiées par ses successeurs. Quant à celles d’Hipparque, même améliorées par Strabon et Marin de Tyr, elles manquent singulièrement d’ordre et de précision. Moi, je dis que sans une bonne géographie, il ne peut y avoir de bon commerce…
— Et j’ajouterai qu’il n’y a pas de bonne géographie sans bonnes mathématiques ! intervint Ptolémée d’une voix assurée.
Le jeune homme s’était peu à peu rapproché des marchands, fort intéressé par leur discussion.
— Pardonnez-moi, seigneurs, de m’immiscer aussi abruptement dans votre
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