Le faucon du siam
tache, comme le faisaient les
Chakra-vatine, ces rois-dieux descendus des cieux? Quel que fût celui qu'elle
épouserait parmi les membres de sa famille, songea la princesse, les
prétentions de son mari au trône seraient d'autant plus renforcées par cette
union avec la fille unique du Seigneur de la Vie. Comme toujours, ses pensées
revenaient au prince Chao Fa Noi. Si seulement son père n'était pas aussi
conservateur! C'était là un trait de caractère qui s'accentuait encore avec
l'âge. À cinquante-quatre ans, il était déjà presque à la moitié de son
quatrième cycle. Devrait-elle prendre le risque d'en appeler à lui, se
demandait-elle, comme elle l'avait fait déjà si souvent? Elle adorait son père.
Elle respectait son intelligence et admirait son sens de la justice. Malgré la
charge de toutes les affaires de l'État qui pesaient sur lui, il trouvait
toujours du temps pour elle. Parfois même, il la convoquait pour l'aider à choisir
une concubine parmi les femmes de haute naissance envoyées en guise de présents
au palais. Ils avaient souvent décidé ensemble quelles filles conviendraient le
mieux pour une existence à la Cour : car, une fois recrutées, plus jamais elles
ne connaîtraient la vie hors des murs du palais. Mais à chaque fois son père
permettait que les moins impatientes soient rachetées par leurs parents pour
rentrer chez elles. C'était un moyen fort commode de lever des impôts.
Devrait-elle alors s'adresser à son père, d'ordinaire si
compatissant? Non, elle n'en avait pas le courage. Elle redoutait même de lui
laisser entendre qu'il devrait enfreindre les lois de succession. Elle savait
combien il pouvait être redoutable quand on le contrariait et elle ne voulait
pas courir le risque de perdre son estime. Mais comment pourrait-elle épouser
le frère de l'homme qu'elle aimait ? Si seulement la tradition siamoise
n'insistait pas pour que la succession se fasse du roi à son frère aîné... Son
père lui avait dit un jour qu'en Europe c'étaient les fils, et non pas les
frères, qui succédaient au roi. Mais quelle absurdité ! Un fils de roi était
trop jeune, à coup sûr pas assez mûr, et d'ailleurs un frère était de sang plus
pur qu'un fils. Il fallait l'absence d'un frère pour qu'on envisageât un fils
comme héritier du trône.
Quelles étranges créatures, en fait, que ces farangs !
Elle avait été stupéfaite d'apprendre que le roi de France, dont son père
parlait comme d'un grand monarque, n'avait qu'une épouse et apparemment pas un
seul éléphant ! Comme c'était triste : même si son pays était censé être riche,
on lui avait raconté que ses champs ne donnaient pas un seul grain de riz! Il v
avait décidément dans la vie des choses bien difficiles à comprendre : et
notamment que son père, que le monde entier vénérait, en admirât secrètement un
autre, justement ce roi farang. Elle l'avait plus d'une fois surpris à
contempler le portrait du farang — Rouii le quatorzième ou quelque chose comme
ça — que les pères jésuites français lui avaient offert en présent. Se
pouvait-il qu'il y en ait eu vraiment treize avant lui à porter le même nom ?
Avaient-ils tous une coiffure comme celle d'une femme et un nez qui faisait
penser à un lézard goulu ?
Yotatep essaya de ramener ses pensées à ce que lui lisait
Lek, afin de trouver l'apaisement dans cet antique récit, mais elle n'arrivait
pas à fixer son attention sur les mots. Ces derniers jours, elle avait du mal à
se concentrer sur autre chose que sur sa triste condition.
Elle était plus accablée encore à l'idée que celui
qu'elle chérissait risquait d'être cousu dans un sac de velours et matraqué à
mort, comme l'imposait la loi royale. En des temps anciens, et récemment
encore, des monarques fort brillants s'étaient débarrassés de toute la parenté
mâle du roi précédent et avaient épousé chacune des femmes survivantes de sa
famille afin d'assurer solidement leur emprise sur le trône. Chao Fa Apai Tôt
avalait ces dangereux alcools qui rendaient difficilement supportable un
caractère déjà fragile : il était bien capable de remettre en vigueur cette
vieille pratique pour se débarrasser de son frère, dans la mesure où celui-ci
serait convenablement mis à mort dans un sac cramoisi et où pas une goutte du
sang royal ne toucherait le sol. Les gens pleureraient peut-être le prince,
mais ils verraient avec satisfaction qu'on avait au moins respecté
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