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Le Feu (Journal d'une Escouade)

Le Feu (Journal d'une Escouade)

Titel: Le Feu (Journal d'une Escouade) Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Barbusse
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l'assoupissement des autres. De toutes parts, on se tourne de son côté, on se soulève à moitié, on prête l'oreille à ces incohérentes lamentations qui finissent cependant par s'éteindre dans le noir. Au même moment, dans un autre coin, deux blessés couchés, crucifiés par terre, s'invectivent, et on est obligé d'en emporter un pour rompre ce colloque forcené.
    Je m'éloigne, vers le point où la lumière du dehors pénètre parmi les poutres enchevêtrées comme à travers une grille abîmée. J'enjambe l'interminable série de brancards qui occupent toute la largeur de cette allée souterraine, basse et étranglée, où j'étouffe. Les formes humaines qui y sont abattues sur les brancards, ne bougent plus guère à présent, sous les feux follets des chandelles, et stagnent dans leurs geignements sourds et leurs râles.
    Sur le bord d'un brancard un homme s'est assis, appuyé contre le mur ; et, au milieu de l'ombre de ses vêtements entrouverts, arrachés, apparaît une blanche poitrine émaciée de martyr. Sa tête, toute penchée en arrière, est voilée par l'ombre ; mais on aperçoit le battement de son cœur.
    Le jour qui, goutte à goutte, filtre au bout, provient d'un éboulement : plusieurs obus, tombés à la même place, ont fini par crever l'épais toit de terre du Poste de Secours.
    Ici, quelques reflets blancs plaquent le bleu des capotes, aux épaules et le long des plis. On voit se presser vers ce débouché, pour goûter un peu d'air pale, se détacher de la nécropole, comme des morts à demi réveillés, un troupeau d'hommes paralysés par les ténèbres en même temps que par la faiblesse. Au bout du noir, ce coin se présente comme une échappée, une oasis où l'on peut se tenir debout, et où on est effleuré angéliquement par la lumière du ciel.
    – Y avait là des bonshommes qu'ont été étripés quand les obus ont radiné, me dit quelqu'un qui attendait, la bouche entrouverte dans le pauvre rayon enterré là. Tu parles d'un rata. Tiens, v'là l'curé qui décroche tout ce qui, d'eux, a sauté en l'air.
    Le vaste sergent infirmier, en gilet de chasse marron, ce qui lui donne un torse de gorille, ôte des boyaux et des viscères qui pendent, entortillés autour des poutres de la charpente défoncée. Il se sert pour cela d'un fusil muni de sa baïonnette, car on n'a pu trouver de bâton assez long, et ce gros géant, chauve, barbu et poussif, manie l'arme gauchement. Il a une physionomie douce, débonnaire et malheureuse, et tout en tâchant d'attraper dans les coins des débris d'intestins, marmotte d'un air consterné un chapelet de « Oh ! » semblables à des soupirs. Ses yeux sont masqués par des lunettes bleues ; son souffle est bruyant ; il a un crâne de faibles dimensions et l'énorme grosseur de son cou a une forme conique.
    À le voir ainsi piquer et dépendre en l'air des bandes d'entrailles et des loques de chair, les pieds dans les décombres hérissés, à l'extrémité du long cul-de-sac gémissant, on dirait un boucher occupé à quelque besogne diabolique.
    Mais je me suis laissé choir dans un coin, les yeux à demi fermés, ne voyant presque plus le spectacle qui gît, palpite et tombe autour de moi.
    Je perçois confusément des fragments de phrases. Toujours l'affreuse monotonie des histoires de blessures :
    – Nom de Dieu ! À c't'endroit-là, je crois bien que les balles elles se touchaient toutes…
    – Il avait la tête traversée d'une tempe à l'autre. On aurait pu y passer une ficelle.
    – Il a fallu une heure pour que ces charognes-là allongent leur tir et finissent de nous canarder…
    Plus près de moi, on bredouille à la fin d'un récit :
    – Quand j'dors, j'rêve, et il me semble que je le retue !
    D'autres évocations bourdonnent parmi les blessés inhumés là, et c'est le ronron des innombrables rouages d'une machine qui tourne, tourne…
    Et j'entends celui qui, là-bas, de son banc, répète : « Quand tu te désoleras ! », sur tous les tons, impérieux ou piteux, tantôt comme un prophète, tantôt comme un naufragé, et scande de son cri cet ensemble de voix étouffées et plaintives qui essayent de chanter effroyablement leur douleur.
    Quelqu'un s'avance en tâtant le mur, avec un bâton, aveugle, et arrive à moi. C'est Farfadet ! Je l'appelle. Il se tourne à peu près vers moi, et me dit qu'il a un œil abîmé. L'autre œil aussi est bandé. Je lui donne ma place, et je le fais asseoir en le tenant

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