Le glaive de l'archange
courir ses doigts sur le bois mal dégrossi. Oui, c’était le même banc. Il retrouva la marque de la hache, le sillon profond là où l’herminette du charpentier avait dérapé.
D’un seul coup, le chaos qui l’entourait s’ordonna. Il savait où il se trouvait par rapport aux bains, à la ville, à la région, à la mer. Cela signifiait que Yusuf écoutait chaque mot, à quatre ou cinq pas de là. Le feu de la colère se réveilla, balayant ses dernières hésitations et lui rendant sa clairvoyance.
Le Glaive mit un terme à sa diatribe. Dans le silence, Isaac pouvait entendre battre son propre cœur, son propre souffle s’échapper de ses narines. Il avait conscience de la respiration nerveuse du Glaive, toute proche de lui. Si Yusuf était sous l’armoire, il aurait dû avoir conscience de la présence d’une tierce personne dans la salle. Ce n’était pas le cas. Pas le plus léger mouvement, pas le moindre souffle, pas même la conviction étrange mais ferme que quelqu’un se trouvait là, à proximité.
Yusuf était parti. S’il avait été découvert et emporté ou tué sur place, les cris de la foule auraient été aussi exubérants que lorsque lui-même avait été découvert. Yusuf avait quitté l’établissement, porteur de la bague de l’évêque. Mille dangers pouvaient l’avoir empêché de rejoindre le palais, mais il se pouvait aussi que les officiers fussent en route. Après avoir baissé les bras et accepté la mort, Isaac s’étonnait de la férocité avec laquelle il voulait encore vivre. Son esprit, engourdi par le choc et le désespoir quelques instants auparavant, fonctionnait maintenant à vive allure, évaluant chaque idée qui se présentait à lui.
— J’ai du mal à croire que le sacrifice du sang, une fois accompli, doive être répété, dit froidement Isaac. Selon ta foi chrétienne, le sacrifice ultime – la mort du Christ – a déjà eu lieu, n’est-ce pas ? Exiger de nouvelles victimes a pour moi des relents de paganisme. Ne t’es-tu jamais posé la question ?
— Du paganisme ? Tu as le front de qualifier de païenne ma mission sacrée ? dit le Glaive d’une voix vibrante. C’est toi le païen !
— Je suis juif, le corrigea doucement Isaac. Pas païen. Tu devrais le savoir.
— L’Archange m’a visité dans toute sa gloire et a parlé.
Il saisit Isaac par l’épaule et le secoua.
— Il m’a dit ce qu’il convenait de faire, et il a juré de me visiter à nouveau avant que la fin du monde soit arrivée.
— Comment sais-tu que son apparition n’est pas une illusion ? lui demanda Isaac. C’est chose assez commune. Surtout chez les paysans et les laitières.
— Je sais ! dit le Glaive d’une voix exacerbée par la fureur et l’indignation. Comment oses-tu me comparer à un manant, juif ? Ne comprends-tu donc pas qui je suis ? Ce que je suis ? Le noble sang des conquérants wisigoths coule dans mes veines. Mes ancêtres ont, de leurs puissantes épées, délivré cette terre des Maures. Si mon arrière-grand-père avait comploté comme Pedro d’Aragon, je serais roi aujourd’hui !
— Mais il ne l’a pas fait.
— Silence ! Et j’ai traversé la nuit afin de poursuivre ma quête sacrée et je suis demeuré invisible, ainsi que l’Archange me l’avait promis. Ce n’est pas une illusion.
— En es-tu sûr ? lui demanda Isaac.
— Oui. Trouve un homme qui m’ait vu la nuit ou qui ait entendu mon cheval. Tu ne le pourras. Je suis invisible quand j’œuvre pour l’Archange et aussi silencieux que le rai de lumière qui émane de son fer.
— Non, tu ne l’es pas. Pas pour moi. Dans le noir, je vois aussi bien que toi et je sais quand tu es là. Tu m’as suivi la veille de la fête, n’est-ce pas ? Comme les cloches sonnaient minuit, tu as laissé ton cheval pour me suivre de la porte de la ville jusqu’au Call. Le bruit de tes pas, l’odeur de tes vêtements, de ton armure et de ton propre corps me sont aussi révélateurs que l’est pour toi le visage humain.
Il n’y avait aucun son en dehors de la respiration rauque du Glaive.
— C’est impossible, marmonna-t-il enfin. L’Archange me l’a promis.
— Ce fut une fausse promesse, mon ami, dit Isaac d’une voix des plus aimables. Une illusion, là encore.
— Tu n’es pas mon ami !
Le Glaive poussa une sorte de glapissement.
— Ce sont tes pouvoirs magiques qui font que tu peux me voir, dit-il sur un ton précipité.
— Tu
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