Le lit d'Aliénor
peu à peu s’essouffler et diminuer d’ardeur. C’était un des enseignements de Merlin : se nourrir de l’énergie de l’assaillant pour grandir sa propre force. Je n’avais jamais eu l’occasion auparavant de le vérifier, mais je constatais avec plaisir que, pour une fois, mon savoir m’était utile. C’est au moment où elle mollissait et où je prenais l’avantage que mon pied gauche buta contre une racine qui filait à fleur de terre tout au long de la tribune. Déséquilibrée, je m’étalai de tout mon long en lâchant mon épée. Béatrice saisit sa chance. Je ne dus qu’à mon instinct de rouler sur le côté pour esquiver une colée qui démailla mon haubert de quelques rangs, soulevant un cri de terreur chez nos spectatrices.
Je me relevai prestement et sautai aussitôt sur l’estrade pour tenter d’atteindre ma lame qui avait chu entre deux rangées de bancs. Béatrice me suivit. Je n’eus que le temps de plonger. Sa lame s’incrusta dans le dosseret de bois du banc qui m’avait servi de refuge. Sans hésiter, j’empoignai ses chevilles et tirai d’un coup sec vers l’avant. Le résultat ne se fit pas attendre : elle culbuta par-dessus la rambarde de la tribune et atterrit peu gracieusement sur le sol, en contrebas, dans un nuage de poussière. Malgré sa vilaine posture, elle n’avait pas lâché son arme. Elle redressa son buste engoncé dans le haubert qui lui remontait jusqu’au mitan de la gorge en l’étouffant à moitié, pour demeurer assise, à demi étourdie, la coiffe en bataille, souillée comme moi de terre humide, la mine ridicule.
J’avais récupéré ma lame et la regardai à présent, l’œil moqueur, du haut de la tribune, un pied sur la rambarde, m’appuyant négligemment sur le pommeau de mon épée. Béatrice haletait de rage. Elle tentait de se redresser pour reprendre le combat, lorsqu’une main se tendit devant sa frimousse.
– Votre mérite, damoiselle, se satisfera de cette première échauffourée, voulez-vous ? demanda le roi, que ni l’une ni l’autre n’avions vu venir.
A ses côtés se tenaient Aliénor et Suger. Béatrice saisit cette aide providentielle, qu’elle eût maudite sans doute s’il s’était agi d’une autre, et s’inclina en une révérence poussiéreuse. Je fis de même, puis sautai d’un pied leste jusqu’au sol.
– Eh bien, dame Loanna, me complimenta le roi, je vois avec plaisir que vous savez user quand il faut de ruse autant que de hardiesse. Prenez exemple, gentes dames, sur ces deux guerrières de Dieu, là où nous allons il n’est pas de place pour les couards.
– Votre Majesté est trop bonne, répondis-je en m’inclinant devant lui une nouvelle fois.
Je lançai un œil vers ma reine et la découvris blanche, au bord de l’évanouissement. Je lui envoyai un sourire ; Denys s’approchait, suivi de nos compagnes qui commentaient l’affrontement à mi-voix.
– Belle démonstration, damoiselles, nous félicita-t-il, mais je savais qu’il n’était pas dupe. Ces dames ont été impressionnées, qui osaient à peine entrechoquer leur fer de peur de saigner, ricana-t-il en portant un doigt à mon épaule.
Je vis qu’elle était rouge et m’avisai que l’épée avait frotté, raclant une fine pellicule de peau malgré le gambison et le haubert. Béatrice avait repris son visage de madone. Posant mon épée dans les bras de Denys, je m’avançai vers elle et lui tendis une main faussement amicale.
– Nous en sommes quittes l’une et l’autre pour quelques contusions.
Elle se força à étreindre ma main, mais laissa échapper entre ses dents un « jamais » que je fus seule à entendre.
– Je suis inquiet, Loanna ! Je n’ai pas voulu intervenir tantôt pour ne pas affoler tes compagnes, mais cette Béatrice de Campan me donne du souci, fit remarquer Denys en balayant la salle d’armes d’un pas agité.
Je lui souris, puis, baissant de nouveau les yeux sur la lame de mon épée que j’étais occupée à graisser avec une tranche de lard rance, répondis négligemment :
– Bah ! Elle a profité de l’occasion pour venger son honneur, j’eusse sans doute fait de même à sa place.
Plusieurs heures s’étaient écoulées depuis l’escarmouche, et l’on sortait tout juste de l’office de none. Chacun y avait assisté dans un esprit de franche convivialité, comme si rien ne s’était passé. Je m’étais montrée la plus enjouée possible pour dissimuler mon
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