Le prix de l'hérésie

jamais posé la question auparavant.
    « Je suppose qu’on les a brûlés. En revanche, si tel
est le cas, cela n’a pas eu lieu en public. Je doute que quiconque eut pu les
vendre après leur mise à l’index. Je n’étais qu’élève à l’époque, je
transpirais sur mon grec en évitant de penser aux filles. » Un sourire
éclaira son visage comme il revoyait défiler sa jeunesse. « Cela étant,
même si je n’étais pas très au fait des menées de la commission, je me
souviendrais d’un autodafé de livres. Vous devriez demander à William Bernard,
il était bibliothécaire à ce moment-là.
    — Vraiment ? »
    C’était une information d’importance, et je m’étonnai que
l’intéressé ne m’en ait pas fait part lors de notre discussion sur ce sujet à
la table du recteur. Soudain, une idée me frappa. Se pouvait-il que l’irascible
vieillard ait caché quelque part des livres jugés trop dangereux pour les
esprits des jeunes gens destinés à prendre en main l’avenir de
l’Angleterre ? Et y avait-il la moindre chance que parmi ses acquisitions
auprès d’un certain libraire florentin au siècle dernier, Dean Flemyng ait
acheté un manuscrit dont il n’ait pas mesuré toute la valeur, mais dont William
Bernard s’était employé à réfuter l’existence avec une vigueur pour le moins
inhabituelle ?
    Je m’efforçai de ne pas trahir mon agitation intérieure. Il
était sans doute vain d’espérer que le manuscrit que je recherchais était ici,
mais ce n’était pas du domaine de l’impossible. Si quelqu’un était au courant
de l’existence d’un livre grec non catalogué ayant fait partie du legs de
Flemyng, c’était Bernard. Personne ne vivait au collège depuis plus longtemps
que lui, il lisait le grec et n’avait pu manquer de comprendre ce qu’il avait
entre les mains, s’il l’avait découvert. La difficulté était de le convaincre
de se confier à un étranger. Il était aussi rusé qu’un renard et me trouvait
déjà suspect à cause de mon apparent refus de me plier à une religion.
    Godwyn finit d’allumer les bougies et se retourna vers moi
en frappant dans ses mains. Sa tension était palpable.
    « Voulez-vous voir notre copie du De officiis de
Cicéron, que Dean Flemyng a exécutée de sa propre main ? me proposa-t-il
en désignant l’un des pupitres à l’autre bout. J’ai allumé les bougies car
certains élèves aiment passer le dimanche à étudier dans le calme. Ils n’ont
pas le droit d’emporter des livres dans leurs chambres, vous comprenez.
    — Par hasard, avez-vous un exemplaire du livre de
maître Foxe dans votre collection ? demandai-je d’un air aussi détaché que
possible.
    —  Les Actes et monuments  ? Oui, j’ai
l’édition de 1570, la seconde, mais il se peut que quelqu’un l’ait empruntée.
Vous vouliez la consulter ?
    — Oui. Après le sermon du recteur, j’étais curieux d’en
lire quelques passages.
    — Bien entendu, répondit-il d’une voix dubitative.
Cependant, j’ai peur que vous ne trouviez pas Foxe très tendre avec vos
coreligionnaires. Et je dois vous demander de le consulter ici, à la
bibliothèque. Seuls les professeurs ont le droit d’emprunter les livres, vous
comprenez. Ainsi, nous avons des garanties au cas où ils reviendraient en mauvais
état.
    — Les livres ou les professeurs ? »
    Godwyn rit poliment et me conduisit vers l’un des coffres en
bois de la réserve. Alors qu’il s’agenouillait pour prendre une pile de
volumes, je remarquai dans un coin un coffre plus petit et fermé par un cadenas.
Godwyn déposa soigneusement les livres par terre, puis il replongea les mains
dans le coffre et en tira un gros ouvrage relié en tissu qu’il me tendit.
    « J’en ai vu un exemplaire dans une bibliothèque à
Paris, dis-je en tournant le livre dans mes mains, mais je ne l’ai pas lu en
détail. Le sermon du recteur m’a ouvert l’appétit. Et l’histoire d’Ignace…
Fait-elle également partie des récits des premiers martyres ?
    — En effet, répondit-il en me dévisageant avec
curiosité. Les dix premières persécutions perpétrées par les Romains figurent
toutes dans le premier livre. »
    Au même moment, la porte s’ouvrit et les flammes des bougies
vacillèrent au-dessus des pupitres. Le petit rouquin qui avait rangé la
chapelle entra et se racla la gorge avec nervosité.
    « Maître Godwyn ? Le recteur Underhill souhaite
s’entretenir avec vous, si vous avez