Le rire de la baleine
qu’ils s’évanouissent. Je les plongeais dans des bains brûlants. Je leur montais des potences inspirées de bandes dessinées, Blek le Roc, Zagor, Zembla. Je me vengeais ainsi de ma mère. C’est ma manière de rendre les coups que je reçois. Quand mes frères me tabassaient, je me rabattais sur le plus faible de leurs amis. J’étais le moins bagarreur, le plus efféminé de tous. Je portais le sobriquet de « Face de sa sœur ». Avec les chats de ma mère, je n’ai jamais eu le dessus. Lorsque je croyais avoir coincé l’un d’entre eux, il devenait subitement un redoutable félin. Au lieu de s’enfuir, il me fonçait dessus et, avant même que j’aie compris ce qui m’arrivait, il me griffait au visage et décampait. C’est le coup du chat.
J’aurais pu choisir la fuite tout court. Mes ancêtres, mes parents, mes pays, mes frères, quand ils sentent que l’étau se resserre sur eux, fuient en Algérie. Le pays où les Zoghlami prennent de l’air jusqu’à ce que le calme revienne. Dans cette contrée où l’on mange la même soupe, la
chorba
, les femmes ont le même regard noir olive, les hommes grognent et parlent avec leurs yeux. Alger est pour moi pareille à ce Chicago des années vingt, attirant les chanteurs de blues depuis leur Arkansas natal, là où « vous vous sentez chez vous loin de chez vous », comme dirait Billy Boy Arnold.
Mais je n’ai aucune envie de m’exiler. Ma place est à Tunis. Si je la quitte, je me perds. Je perdrais ma langue. Je crèverais d’ennui. Je perdrais l’horloge de mon corps, le rythme de mes artères. Je passerais mes jours à pleurer en écoutant des chants andalous, du
malouf
nostalgique. Je serais malheureux comme un pou.
Si je suis ce que je suis, c’est parce que j’écris depuis Tunis et sur la Tunisie. Je suis l’analphabète du reste du monde, souvent déconcerté par ces personnes capables d’émettre des points de vue tranchants sur des pays qu’ils n’ont jamais vus et dont ils ne parlent pas la langue, le Bangladesh, le Sri Lanka, la Corée du Nord, la Mauritanie.
Je suis fou de Tunis. Cette ville minuscule où je n’ai pas besoin de carte pour connaître les directions à prendre. Sans guide, je sais où je dois m’arrêter, boire mon café, acheter mon pain, fixer mes rendez-vous. Je ne suis pas obligé d’y raconter des histoires en contrepartie de leur attention. Je ne m’y sens pas, comme ailleurs, un sans-domicile-fixe. Loin de Tunis, je suis un resquilleur. À Paris, au Caire, à Bagdad, à Istanbul, à Madrid, à Montréal, je me rapetisse. Les vannes de mon intelligence se ferment. Je me sens noué, toujours prêt à éclater en sanglots. Je réponds par monosyllabes. Ils croyaient qu’ils allaient rencontrer un énergumène fellinien, passionné, et ils se retrouvent face à un homme éteint. J’ai toujours envie de leur dire : « D’habitude je ne suis pas comme ça. Je ne suis pas au meilleur de ma forme. » Peu à peu, tu te mets à haïr les gens qui te voient ainsi démuni.
Tunis ressemble à ce trou d’oreiller qui m’a adopté.
Je ne partirai pas et je lui ferai le coup du chat.
Faire diversion pour qu’ils oublient l’article écrit sur l’incendie de Moncef Bey, marché de tous leurs trafics. Il faut faire pire, pour les faire revenir. Je veux les voir sous ma fenêtre, sous mon lit, derrière moi, devant moi, dans mon café D’El Capo, dans mon téléphone, sur les toits, pour que de nouveau je me sente en sécurité.
J’ai pensé d’abord à m’enchaîner sur la place des Droits-de-l’homme. Au cœur de l’avenue Mohammed-V, dans l’ancien parc Gambetta entre la Banque centrale et l’hôtel Sheraton-Abû Nûwâs, pas loin du lac de Tunis. Les droits de l’homme y sont symbolisés par un monument phallique, un index levé en bronze dont le message subliminal n’échappe à personne : mettez-les là où je pense. Je me débine à la seule idée de ma grosse tronche recevant des coups : je n’ai aucun courage physique.
Je me suis imaginé faisant un sit-in à l’intérieur du siège des Nations unies à Bab El Bnet, près du Palais de justice. Mais les fonctionnaires des Nations unies n’étant pas spécialement réputés pour leur goût du risque, ils auraient ameuté toute la police avant même que je n’aie posé mon matelas. Une manifestation peut-être ? Avec qui ? Il y aura moi et moi et la paire de lunettes de soleil d’Azza, si elle veut bien me les prêter.
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