Le roi d'août
toujours eu une, s'imposait – en même temps, sombre ironie, que la crainte d'être en train de la damner.
Cette nouvelle perspective, curieusement, l'effrayait moins que l'autre : ce n'était pas tant qu'il préférât les tourments éternels à l'annihilation pure et simple, mais du moins, ces tourments, les aurait-il choisis.
Agnès, restée seule, se pelotonna en position fœtale dans la chaleur et l'odeur de Philippe, méditant tout ce qu'elle venait d'apprendre sans pouvoir empêcher de grosses larmes de dévaler ses joues.
Elle prit conscience d'une présence lorsqu'un corps pesa au bord du lit. Croyant au retour de son mari, elle essuya vivement ses pleurs avant de se retourner – pour découvrir assise à son chevet une femme blonde vêtue d'une simple robe gaufrée, d'aspect familier, sous laquelle on la devinait nue. L'inconnue posait sur elle des yeux rougis prouvant qu'elle aussi avait pleuré.
— N'ayez pas peur, dit-elle d'une voix un peu rauque, avec un accent nordique marqué. Je veux juste vous parler. Je suis…
— Je sais qui vous êtes, coupa Agnès en se ramassant sur elle-même contre le dosseret du lit, la couette maintenue au-dessus des seins. (Machinalement, elle chercha du regard un objet susceptible de lui servir d'arme, mais elle ne trouva rien.) Vous êtes Isambour de Danemark.
— Je suis Isambour de France, corrigea son interlocutrice, tout comme vous êtes Agnès de France, si bien que l'une de nous est de trop.
— Et vous êtes venue pour me supprimer ?
La jeune Danoise secoua la tête avec un sourire triste, leva les mains pour montrer qu'elles étaient vides.
— Je n'ai pas l'intention de vous toucher, assura-t-elle. En fait, je veux vous remercier. (Puisqu'Agnès, visiblement, ne comprenait pas, elle ajouta :) J'étais là, tout à l'heure : j'ai entendu ce que vous avez dit. (Elle rougit, se rappelant qu'elle n'avait pas fait qu'entendre.) C'est un hasard, je vous en fais serment. Contrairement à ce qu'il croit, je ne passe pas mon temps à l'épier : le plus souvent, je reste bien sage dans ma cellule, à broder ou à lire mon psautier, mais aujourd'hui, il a fallu que je vienne. Je savais que l'Interdit allait être prononcé. Je voulais savoir comment il réagirait.
— Pourquoi restez-vous enfermée, si vous avez le pouvoir de vous déplacer à votre guise ?
— Parce que je suis sa femme. Parce que je suis la reine.
— Si vous avez tout entendu, vous savez que je ne vous rendrai jamais votre place volontairement, reprit Agnès, un peu agressive. Croyez-le ou non, mais je me moque de la couronne, moi : j'aime Philippe, un point c'est tout.
— Oh, mais je sais ! repartit Isambour, toujours calme et souriante. Je l'ai su dès le début : c'est une telle évidence. Je suis consciente du fait que nous ne pouvons être alliées, toutes les deux : nos intérêts sont par trop opposés. Au début, je vous haïssais, je ne vous le cache pas. Plus maintenant. Plus depuis aujourd'hui.
— Parce que j'ai perdu la bataille, crut deviner Agnès. Laquelle de nous deux a la meilleure part ? Je suis aimée, mais c'est vous qui finirez par l'emporter…
— Ce n'est pas pour cela, non. C'est parce que vous ne l'avez pas repoussé. Parce que vous savez ce qu'il est et que vous l'aimez malgré tout. S'il en venait, lui, à s'aimer un peu, peut-être me détesterait-il moins. (Isambour se mordit les lèvres, cherchant ses mots ; bien qu'elle le parlât presque couramment, le français lui coûtait toujours un effort.) J'ai aussi entendu ce que vous avez dit de moi, de ma race, de l'âme… et je suis d'accord avec vous. (Elle déglutit avec peine.) Je ne me résignerai pas : je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour reprendre la place qui est mienne, et donc pour vous en chasser. Mais dans l'intervalle, puisque Philippe ne peut être auprès de moi, je suis heureuse qu'il soit auprès de vous. Alors si nous ne pouvons pas être alliées, nous pouvons peut-être devenir amies.
Isambour tendit une main hésitante vers une Agnès abasourdie. Non d'avoir la confirmation que la Danoise était capable de traverser les murs : des êtres de cette espèce peuplaient les légendes germaniques. Ce qui la déconcertait, c'était de l'entendre lui parler ainsi, sans rancœur, lui offrir son amitié alors qu'elle se déclarait prête à la combattre jusqu'au bout. Puis elle se rappela combien elle aussi avait eu pitié d'Isambour tout en sachant qu'elle
Weitere Kostenlose Bücher