Les amants de Brignais
si je n’avais rencontré Tiercelet, je me serais trouvé parmi eux, auprès de messire Guillonnet de Salbris, derrière le comte de la Marche et son fils, frais et allègres, au lieu que maintenant l’on me force à les suivre…
– Et qu’ils sont moult navrés, ni très frais ni allègres, reprit Angilbert le Brugeois. Dirait-on pas qu’on va au cimetière ?
Il y eut des grondements. Ils laissèrent le clerc indifférent, tout comme Tristan qui se plut à conclure :
– Je ne regrette rien, moine. Pourtant, contre mon gré, j’ai dû livrer bataille !
– Sois assuré de ma commisération pour ta male chance, mon fils !
– Je n’en suis plus marri puisqu’elle m’a permis de concevoir l’esprit d’un ancien compagnon qui parfois me faisait des grâces.
– Arrête !… Tais-toi ou je t’égorge !
Tristan dut s’écarter pour éviter d’être atteint par le crottin que son liard expulsait. Se détournant vers Salbris, il rit puis ajouta d’une voix nette, dépourvue de haine et de moquerie :
– Tu te dispenseras de me tailler le cou. Tu es trop falourdeur (335) pour te priver du plaisir de m’amener à Lyon. Par Dieu, frère Angilbert, cette entrée dans la grande cité sera bien la seule prouesse que messire Guillonnet de Salbris accomplira en ce jour des Rameaux !
– Amen ! dit le clerc.
Les autres routiers s’ébaudirent, sauf Nadaillac assombri à l’idée d’une mort tout aussi terrible que celle qu’il s’était délecté à dispenser aux prisonniers et prisonnières dont ses compères décidaient de se débarrasser sans les livrer à la piétaille.
– Messire ! Messire ! hurla un sergent en colère. Comment osez-vous laisser parler ainsi un chevalier dévoyé ?
– Il sera muet bientôt, et pour toujours. Autant qu’il emploie sa langue et sa salive ! ricana Salbris en allongeant le pas puisque le chariot, désormais, n’était plus qu’à environ vingt toises.
– Messire ! Messire ! Cela n’est pas une raison, insista le sergent. Vous êtes un preux et ces gens de grande truanderie méritent…
– La guerre n’est rien d’autre qu’une infernale truanderie, affirma Tristan, froidement. Je gagerais cent écus, l’homme, que tu t’es battu, ce jour d’hui, avec une forcennerie dont peut-être certains vrais truands de Brignais se trouvaient dépourvus… Ne sois pas si losengier 118 envers celui qui te commande. Un jour, vous trouverez plus forcenés que vous.
– Voilà qui est parlé ! dit Angilbert de Bruges. N’aurais-je pas mes mains liées que je te bénirais, mon fils !… Mais voici la Porte Saint-Irénée, mes fils, frères et compagnons…
Ils piétaient désormais si près du charreton qu’ils entendaient grincer les essieux et parfois, semblait-il, un gémissement infime. Les ridelles et le hayon de bois plein dissimulaient les corps du comte de la Marche et de son fils, de sorte que Tristan se demandait qui des deux vivait encore.
La cité. Enorme, irrégulière, grise. Autres senteurs que celles du sang frais et des tripailles ouvertes. Mangeailles et purins. Au ras des échoppes, des attroupements. Des grouillements d’êtres et de voix. Des ruisseaux fangeux où tressautaient les roues, ce qui devait aggraver les souffrances de celui qui vivait encore. Tant pis pour lui ! Il avait perdu la bataille.
L’ombre des maisons. Dedans, une population digne de Brignais : voleurs à la tire, êtres gâteux, difformes. Avancer. Où était Oriabel à présent ? Et Tiercelet ? Avancer… Les Lyonnais commençaient à élever la voix. Savaient-ils déjà ?
Tristan, gêné, ne voulut regarder que le hayon du chariot, mais son attention fut soudain captée par une femme maigre, vêtue d’une gonne noire.
Elle courait au-devant du cheval limonier. Un poing sur la bride, elle lui interdisait toute incartade.
– Holà ! Cesse d’avancer.
Elle pouvait avoir trente ans. Son visage était pâle et beau dans la douleur. Lâchant le cheval, elle saisit Salbris par sa cubitière :
– Est-il vrai que les routiers vous ont vaincus ?
– Hélas ! Femme…
Bien qu’il ne sentît pas la tiédeur de la paume, Salbris se dégagea comme d’une prise impure.
– Connaissez-vous le chevalier Bernardon de Toussieu ?
– Non, dame.
– Où est l’ost ou ce qu’il en reste ?
Angilbert toussota et, à voix basse :
– Ton ost, nous l’avons rongé.
La femme défiait Salbris : menton haut, poing aux
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