Les Bandits
impitoyable, on peut
comprendre les massacres de groupes de voyageurs ou de villageois inoffensifs, certains
épisodes (dont l’existence est attestée), comme celui de la femme enceinte à
qui on ouvre le ventre pour en extirper le fœtus et le remplacer par un coq, relèvent
vraiment du « péché » délibérément commis. Et pourtant, certains des
hommes qui se livrent à ces monstruosités sont et demeurent des « héros »
aux yeux de la population locale.
Les excès de violence et de cruauté sont donc des phénomènes
qui ne coïncident qu’épisodiquement avec le banditisme. Leur portée est
cependant assez importante pour qu’on essaie de les expliquer en tant que
phénomènes sociaux
. (Que tel ou tel
bandit, pris en tant qu’individu, soit psychopathe ne présente aucun intérêt ;
en fait il est assez invraisemblable que les bandits-paysans soient dans de
nombreux cas des malades mentaux.)
Il y a deux types d’explication possibles, qui d’ailleurs ne
rendent pas totalement compte des déchaînements extrêmes de la violence. Le
premier type d’explication, c’est que, pour reprendre les termes de l’auteur
turc Yashar Kemal, « les bandits vivent de l’amour et de la crainte qu’ils
inspirent. Quand ils n’inspirent que de l’amour, c’est un signe de faiblesse. Quand
ils n’inspirent que de la crainte, ils sont détestés et personne ne les soutient [84] . » En d’autres
termes, même le meilleur des bandits doit faire la preuve qu’il peut être
terrifiant. Par ailleurs, la cruauté est inséparable de la vengeance et, pour
tous les bandits au grand cœur, la vengeance est une activité tout à fait légitime.
Mais il est impossible de punir l’oppresseur de la manière dont il a humilié sa
victime. En effet, l’oppresseur opère à l’intérieur d’un cadre où sa fortune, sa
puissance et sa supériorité sociale sont reconnues, et ce cadre, la victime ne
peut l’utiliser, à moins d’une révolution sociale qui détrône les puissants en
tant que classe et donne aux humbles une position plus élevée. La victime ne
dispose donc que de ses ressources individuelles, et la violence et la cruauté
sont celles qui, à première vue, présentent le plus d’efficacité. Voir par
exemple la célèbre ballade bulgare,
Stoian
et Nedelia
, qui décrit un bandit cruel : Stoian et sa bande
font une razzia dans un village où il a été maltraité par Nedelia quand il
était son serviteur. Il la kidnappe et la donne comme servante à ses bandits ;
mais cette humiliation n’est pas suffisante et, pour se venger, il la décapite.
Cela ne suffit pas cependant, c’est évident, à expliquer les
déchaînements de cruauté apparemment gratuite, et on peut suggérer deux autres
types possibles d’explication, mais avec certaines réserves, car la psychologie
sociale est une jungle dans laquelle seuls les imbéciles s’aventurent sans
aucune précaution.
Plusieurs des cas les mieux connus de violence extrême sont
le fait de groupes traités en inférieurs et particulièrement humiliés (par
exemple les gens de couleur dans un contexte de racisme blanc), ou de
minorités
opprimées par des
majorités
. Ce n’est peut-être pas un
hasard si le créateur littéraire de la bande, généreuse mais connue pour sa
cruauté, de Joaquim Murieta, vengeur des Mexicains de Californie contre les
conquérants
gringos
, était
lui-même un Indien cherokee, c’est-à-dire membre d’un groupe minoritaire dominé
de façon encore plus désespérante. Lopez Albujar, qui a décrit la furie
sanguinaire qui s’empara des paysans indiens de Huanuco (Pérou), l’a
admirablement compris. Ces « bandits » volaient, brûlaient et tuaient
avant tout « pour répondre à l’avidité insatiable de tous ceux qui n’appartiennent
pas à leur race », c’est-à-dire les Blancs. Les jacqueries sauvages qui
dressaient de temps en temps les serfs indiens contre leurs maîtres blancs en
Bolivie avant la révolution de 1952 montrent de la même façon comment les
paysans peuvent passer (temporairement) de leur passivité habituelle aux
délires de la cruauté.
Vengeance sauvage et aveugle, bien sûr ; mais c’est
peut-être aussi, et surtout chez les faibles, victimes permanentes, qui même
dans leurs rêves, n’ont aucun espoir de victoire véritable, une « révolution
par la destruction », qui, puisqu’un monde « bon » semble
impossible, fait s’écrouler le monde entier pour n’en
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