Les Confessions
dont elle se contentât. Aussitôt je
courus remercier fièrement M. Coccelli, directeur général du
cadastre, comme si j'avais fait l'acte le plus héroïque; et je
quittai volontairement mon emploi sans sujet, sans raison, sans
prétexte, avec autant et plus de joie que je n'en avais eu à le
prendre il n'y avait pas deux ans.
Cette démarche, toute folle qu'elle était, m'attira, dans le
pays, une sorte de considération qui me fut utile. Les uns me
supposèrent des ressources que je n'avais pas; d'autres, me voyant
livré tout à fait à la musique, jugèrent de mon talent par mon
sacrifice, et crurent qu'avec tant de passion pour cet art je
devais le posséder supérieurement. Dans le royaume des aveugles les
borgnes sont rois: je passai là pour un bon maître, parce qu'il n'y
en avait que de mauvais. Ne manquant pas, au reste, d'un certain
goût de chant, favorisé d'ailleurs par mon âge et par ma figure,
j'eus bientôt plus d'écolières qu'il ne m'en fallait pour remplacer
ma paye de secrétaire.
Il est certain que pour l'agrément de la vie on ne pouvait
passer plus rapidement d'une extrémité à l'autre. Au cadastre,
occupé huit heures par jour du plus maussade travail, avec des gens
encore plus maussades; enfermé dans un triste bureau empuanti de
l'haleine et de la sueur de tous ces manants, la plupart fort mal
peignés et fort malpropres, je me sentais quelquefois accablé
jusqu'au vertige par l'attention, l'odeur, la gêne et l'ennui. Au
lieu de cela, me voilà tout à coup jeté parmi le beau monde, admis,
recherché dans les meilleures maisons; partout un accueil gracieux,
caressant, un air de fête: d'aimables demoiselles bien parées
m'attendent, me reçoivent avec empressement, je ne vois que des
objets charmants, je ne sens que la rose et la fleur d'orange; on
chante, on cause, on rit, on s'amuse; je ne sors de là que pour
aller ailleurs en faire autant. On conviendra qu'à égalité dans les
avantages, il n'y avait pas à balancer dans le choix. Aussi me
trouvai-je si bien du mien, qu'il ne m'est arrivé jamais de m'en
repentir; et je ne m'en repens pas même en ce moment, où je pèse,
au poids de la raison, les actions de ma vie, et où je suis délivré
des motifs peu sensés qui m'ont entraîné.
Voilà presque l'unique fois qu'en n'écoutant que mes penchants
je n'ai pas vu tromper mon attente. L'accueil aisé, l'esprit liant,
l'humeur facile des habitants du pays me rendit le commerce du
monde aimable; et le goût que j'y pris alors m'a bien prouvé que si
je n'aime pas à vivre parmi les hommes, c'est moins ma faute que la
leur.
C'est dommage que les Savoyards ne soient pas riches, ou
peut-être serait-ce dommage qu'ils le fussent; car tels qu'ils
sont, c'est le meilleur et le plus sociable peuple que je
connaisse. S'il est une petite ville au monde où l'on goûte la
douceur de la vie dans un commerce agréable et sûr, c'est Chambéri.
La noblesse de la province, qui s'y rassemble, n'a que ce qu'il
faut de bien pour vivre, elle n'en a pas assez pour parvenir; et,
ne pouvant se livrer à l'ambition, elle suit, par nécessité, le
conseil de Cinéas. Elle dévoue sa jeunesse à l'état militaire, puis
revient vieillir paisiblement chez soi. L'honneur et la raison
président à ce partage. Les femmes sont belles, et pourraient se
passer de l'être; elles ont tout ce qui peut faire valoir la
beauté, et même y suppléer. Il est singulier qu'appelé par mon état
à voir beaucoup de jeunes filles, je ne me rappelle pas d'en avoir
vu, à Chambéri, une seule qui ne fût pas charmante. On dira que
j'étais disposé à les trouver telles, et l'on peut avoir raison;
mais je n'avais pas besoin d'y mettre du mien pour cela. Je ne
puis, en vérité, me rappeler sans plaisir le souvenir de mes jeunes
écolières. Que ne puis-je, en nommant ici les plus aimables, les
rappeler de même, et moi avec elles, à l'âge heureux où nous étions
lors des moments aussi doux qu'innocents que j'ai passés auprès
d'elles! La première fut mademoiselle de Mellarède, ma voisine,
sœur de l'élève de M. Gaime. C'était une brune très vive, mais
d'une vivacité caressante, pleine de grâces, et sans étourderie.
Elle était un peu maigre, comme sont la plupart des filles à son
âge; mais ses yeux brillants, sa taille fine, son air attirant
n'avaient pas besoin d'embonpoint pour plaire. J'y allais le matin,
et elle était encore en déshabillé, sans autre coiffure que ses
cheveux négligemment
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