Les disparus
avait entendu dire, lorsque
nous étions à Bolechow : la pyramide humaine.
Jack nous a raconté l'histoire de la poitrine du rabbin
entaillée d'une croix, chose dont il ne peut avoir été témoin (je lui ai
demandé, au cours de cette conversation, comment il pouvait être sûr que
Ruchele avait péri au cours de cette première Aktion. Avait-il été
témoin de son arrestation ? ai-je demandé bêtement. Il a ri sombrement. Si
je l'avais vue, j'aurais été mort moi aussi! Alors, comment savait-il ?
Parce que après ça, a-t-il dit, sur un ton un peu impatient, elle avait disparu).
Bob Grunschlag m'a raconté par la suite que, aussi
incroyable que cela puisse paraître, le jour où la première Aktion avait
commencé, après que sa mère avait été arrêtée chez elle et son frère pris dans
la meule de foin où lui, Jack et Bob se cachaient – Bob et Jack n'avaient
pas été découverts, même si la fourche de celui qui les cherchait était passée
à quelques centimètres de son visage, m'a dit Bob – il avait fini par
sortir de sa cachette et, profitant de l'obscurité, par se rendre jusqu'au Dom
Katolicki pour voir ce qui s'y passait. Le D.K., comme lui et d'autres
l'appelaient.
La rumeur, a-t-il dit, courait qu'ils emmenaient les Juifs
qui avaient été arrêtés dans un camp de travail. Et comme c'était la fin du
mois d'octobre, le début de l'hiver, je m'étais dit que nous ferions bien
d'apporter des vêtements en laine à ma mère, et la bonne les avait emballés.
Nous avons entendu dire où ils étaient détenus, au D.K., au club. J'y suis donc
allé.
Mais Bob avait été repéré par des garçons ukrainiens
– il y avait une foule d'Ukrainiens autour du bâtiment, se hissant pour
jeter un coup d'œil à l'intérieur (parmi eux, se trouvait un garçon qui est
devenu un homme que j'ai interviewé deux ans après cette conversation avec Bob)
– et il était rentré chez lui en courant. Les vêtements de laine étaient,
de toute façon, inutiles. Bob, même s'il était allé là-bas pour voir ce qui se
passait, n'avait donc rien vu en fait. Comment, par conséquent, savaient-ils
– comment les histoires avaient-elles été divulguées ?
Bob m'a expliqué qu'une de leurs voisines, Mme Friedmann,
avait miraculeusement survécu, après qu'une Ukrainienne avait convaincu les
Allemands de la libérer. Elle est sortie et elle est venue chez nous
vingt-quatre ou trente-six heures après, a dit Bob, et elle nous a raconté ce
qui s'était passé. Elle avait vu ma mère à l'intérieur, elle avait vu mon
frère. Vous comprenez, ils avaient arrêté ma mère en premier, donc elle ne
savait pas que mon frère était là lui aussi, jusqu'à ce que Mme Friedmann lui
signale la présence de son fils aîné.
Il s'est interrompu et je n'ai pas parlé pendant un moment.
Je me disais, comme il devait le faire aussi, que sa mère aurait été bien plus
heureuse de ne pas savoir que son fils aîné, Gedalje – qui tenait sûrement
son prénom du père de son père, le Gedalje Grunschlag dont le nom apparaît
fièrement sur l'Annuaire professionnel de Galicie de 1891 –, attendait
aussi sa mort dans le D.K.
Au bout d'un moment, Jack a dit, C'était la salle où,
peut-être huit mois plus tôt, j'allais avec Ruchele voir des films.
Certaines choses,
nous les avons donc apprises de Mme Friedmann. Et cela pourrait paraître
suffisant, du moins pour suggérer l'horreur qu'a connue ma cousine Ruchele
Jäger pendant les trente-six dernières heures de sa vie, de savoir ce que Mme Friedmann
a raconté aux Grunschlag et ce que les Grunschlag ont gardé en mémoire et
ensuite raconté à moi et à d'autres. Le rabbin avec la poitrine entaillée d'une
croix, l'obscénité de la scène du rabbin aveugle obligé de danser sur la scène
avec une fille nue pendant que quelqu'un jouait du piano, ce même rabbin
aveugle, mutilé, finalement immergé dans la fosse septique du D.K.
Mais il est possible de connaître plus de détails sur ce qui
s'est passé dans le centre de la communauté catholique. Ce qui suit est une
traduction d'un document que j'ai obtenu auprès de Yad Vashem, au cours de
l'été 2003, quelques mois après ma visite en Australie, lorsque je suis allé en
Israël pour interviewer d'autres « anciens de Bolechow » (comme ils
aiment le dire eux-mêmes) dont j'avais entendu parler par mes Australiens. Ce
document polonais est une transcription du témoignage fait par une certaine
Rebeka
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