Les disparus
les
informations dont j'avais besoin pour savoir qui était qui et à quelles pages
se trouvaient leurs photos, anticipant sur lemoment où il ne serait
plus là pour me le dire lui-même.
Il y avait une autre chose qu'elle avait rapportée, une
chose que j'avais vue bien des fois depuis mon enfance, mais à laquelle jen'avais
jamais repensé. C'était ce portefeuille bizarre, long et mince, avec ce cuir
boutonneux, qu'il avait si souvent glissé dans la poche intérieure d'une des
vestes qu'il aimait porter. Je l'ai reconnu, bien sûr, mais jamais je n'aurais
deviné ce qu'il contenait.
Car, lorsque nous avons finalement ouvert ce portefeuille,
voici ce qu'il contenait : de nombreuses feuilles pliées, couvertes d'une
écriture régulière, volontaire, élégante, en allemand. Ma mère avait un peu
étudié l'allemand, il y a longtemps, sans beaucoup de succès – elle
aimait raconter l'histoire de son professeur d'allemand au lycée qui
s'attendait à de grandes choses de la part d'une fille dont le nom était
Marlene Jaeger et qui avait été amèrement déçu – et elle m'avait donc
passé la liasse, lorsque nous l'avions découverte, puisque j'étais à ce
moment-là à l'université et que j'étudiais l'allemand. Lieber
Teurer Bruder samt liebe Teure Schwägerin, avais-je
lu. « Cher frère chéri et chère belle-sœur adorée. » Liebe
Jeanette und Lieber Sam, avais-je lu. « Chère Jeanette et cher
Sam. » Lieber Cousin, avais-je lu. J'avais lu, sur trois lettres
distinctes, Lieber Aby. « Cher Aby. »
Aby. Mon grand-père.
J'ai lu les dates : Bolechow 16/1/1939. J'ai lu, au hasard,
sur les pages. Les premières lignes de l'une d'elles : Ich
lebte einige monate mit der Hoffnung mich mit Euch meine Teure persönlich sehn
zu können, leider worde mir der Traum verschwunden. « Pendant
quelques mois, j'ai vécu dans l'espoir de pouvoir vous voir en personne, mes
très chers, mais mon rêve s'est évanoui » (longtemps après l'avoir vue
pour la première fois, je n'ai cessé de penser à cette phrase : pourquoi Shmiel
s'était-il permis de faire ce rêve plein d'espoir, et pourquoi celui-ci
s'était-il évanoui ? Qui lui avait donné ce faux espoir ? Je pense énormément à
cela, sachant bien moi-même que les frères, pour des raisons qu'aucun document
d'archives ne peut éclairer, peuvent manquer à leurs engagements les uns envers
les autres). A la page 2 d'une autre lettre (toutes les pages sont
soigneusement numérotées en haut) : Man hält mich in Bolechow für einen
reichen Mann... « Les gens à Bolechow me considèrent comme un homme
riche... » Du machst vorwürfe mein l. Frau warum sie
wenden sich nicht zu ihr Bruder und Schwester. « Tu
reproches à ma chère femme de ne pas être retournée chez son frère et sa
sœur. » Wass die Juden machen hier mit, dass ist aber ein
hunderster teil wass ihr weisst... « Ce que vous savez sur ce
que subissent les Juifs ici n'est qu'un centième de ce qui se passe. » Die liebe Lorka arbeitet in Stryj bei einem Fotograf. « La chère Lorka travaille chez un photographe à Stryj. » Die
kleine Bronia geht noch in Schule. « La petite Bronia va toujours à
l'école. »... in ständiger Schreck ergriffen, « paralysés par une terreur constante ». Gebe Gott dass
Hitler verrissen werden soll! « Que Dieu fasse que Hitler soit
réduit en miettes ! » Et j'ai lu et relu, bien sûr, la signature : Ich
grüsse und Küsse Euch alle vom tiefsten Herzens, dein Sam. « Je vous
dis adieu à tous et je vous embrasse tous de tout mon cœur, ton Sam. » Von Euer Treueren Sam , « votre fidèle
Sam », von Euer Sam, « votre Sam. » Sam. Sam .
Shmiel.
Voilà ce que mon grand-père avait porté sur lui pendant
toutes ces années. Ces lettres que Shmiel avait écrites, au cours de la
dernière année désespérée où il pouvait encore écrire, quand il pensait pouvoir
trouver une issue. Elles avaient été là, devant mes yeux, tout le temps,
pendant tous ces étés où j'avais contemplé paresseusement le bizarre
portefeuille, impatient de sortir et d'entendre les histoires de mon
grand-père, sans jamais rêver de l'histoire qu'il portait sur sa poche
intérieure gauche. C'était là, juste devant moi, et je n'avais rien vu.
Ecoutez :
Des années après la
mort de mon grand-père, j'ai décidé d'essayer la page FamilyFinder du site
Internet Jewish genealogy. Pour cela, vous envoyez la liste de tous les noms de
votre famille,
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