Les disparus
de Yad
Vashem, j'étais assis dans la salle de séjour de cette vieille dame et je
l'écoutais donner à cette histoire très abstraite une spécificité nouvelle. Je
m'étais demandé, quand j'avais dix-huit ans, ce que pouvait bien vouloir dire
« torturés pendant vingt-quatre heures ». Olga nous a raconté que les
Juifs avaient été rassemblés dans la maison de la communauté catholique, située
à la limite septentrionale de la ville, et que les Allemands avaient forcé les
Juifs captifs à monter sur les épaules les uns des autres et avaient placé le
vieux rabbin au sommet. Puis, ils l'avaient fait tomber. Apparemment, cela
avait duré plusieurs heures (ce n'est que bien plus tard, en Australie et puis
en Israël et en Scandinavie, que j'ai appris le reste, le genre de détails que
vous ne pouvez connaître que si vous y étiez).
« Conduits à une fosse commune et abattus » ? Les
mille Juifs environ qui ont péri au cours de l’Aktion Dom Katolicki
d'octobre 1941 ont été abattus dans la forêt de Taniawa, à deux kilomètres de
la ville. Mais il y avait aussi des « petites » Aktionen qui
ont eu lieu en 1943 – époque à laquelle il ne restait plus que neuf cents
Juifs vivants environ à Bolechow, dans des camps de travaux forcés improvisés
– au cours desquelles des groupes de Juifs, cent par ici, deux cents par
là, étaient emmenés au cimetière et abattus dans les fosses communes, même si
ces fosses communes n'étaient pas comparables en taille avec celle de Taniawa
où, avons-nous appris deux ans après avoir parlé avec Olga, la terre a continué
de bouger pendant des jours après la fusillade, parce que toutes les victimes
n'étaient pas mortes quand la fosse avait été recouverte. Toutefois, un détail
précis que nous a donné Olga concernant une des « petites » Aktionen est resté ancré dans ma mémoire depuis, sans doute en raison de la façon
dont il marie 1’absolument trivial et accessible avec l'absolument horrible et
inimaginable, et parce que ce lien improbable me permet, dans une toute petite
mesure, de concevoir la scène. Olga nous a raconté que le bruit de la
mitrailleuse en provenance du cimetière (qui était au bout de la route, à deux
pas de chez elle) était tellement horrible que sa mère, qui
avait alors une quarantaine d'années, avait sorti une vieille machine à coudre
et s'était mise à piquer, afin que le grincement de la machine déglinguée pût
couvrir les coups de feu. La mitrailleuse, la machine à coudre. Chaque fois
qu'Olga décrivait un incident particulièrement horrible, comme celui-là par
exemple, elle fermait les yeux et faisait un mouvement de ses deux mains
grasses vers le sol – geste éloquent pour exprimer une répulsion
littérale. C'était le genre de geste que ma grand-mère ou ma mère aurait pu
faire, tout en faisant claquer sa langue avant de dire nebuch.
Il me paraît étrange que Friedman, le moderne, produit du
siècle de Freud, n'accorde pas le moindre intérêt psychologique aux mots
manquants (ou matériellement absents) que Caïn a dits à Abel, et qu'il soit au
contraire profondément préoccupé par un détail qui pourrait nous sembler
indigne d'une analyse poussée : « C'était pendant qu'ils étaient dans le
champ. » Friedman se demande : « Quelle signification peut avoir le
fait de nous informer qu'ils étaient dans un champ à ce moment-là ? » Afin
de parvenir à une explication satisfaisante, Friedman passe en revue toute
l'histoire des conflits violents entre frères dans la Bible, depuis le meurtre
d'Abel par Caïn jusqu'à l'exécution par Salomon de son frère Adonias, des
rivalités fratricides à la fois réelles et métaphoriques : entre Jacob et Esaü,
entre Joseph et ses frères, entre Abimelek et les siens (« tuant
soixante-dix de ses frères », note Friedman), les guerres entre les tribus
qui formaient le peuple d'Israël — Benjamin contre les autres ; Israël contre
Judah —, le conflit entre les fils de David, Absalom et Amnon. Friedman
continue en faisant une remarque fascinante : le mot « champ »
revient de façon récurrente, comme une sorte de leitmotiv, dans ces histoires
de violence entre frères. Esaü est « un homme du champ » ; Joseph
commence l'histoire du rêve qui offense tant ses frères avec un détail
concernant le fait qu'ils liaient des gerbes « dans le champ » ; une
femme tente de persuader le roi David de pardonner Absalon pour son acte
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