Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I
prenait contre lui, la berçait comme une enfant, comme il avait bercé Anna souvent, le matin, quand il la réveillait et qu’elle partait avec lui, Wladimir les conduisant tous deux, elle au conservatoire, lui à l’usine. Temps anciens que l’Océan devait effacer s’ils voulaient vivre. Evguenia comprit qu’ils allaient s’éloigner encore de Pétersbourg, creuser plus profond l’abîme, elle chuchota la bouche contre la poitrine de Boris.
— Ici, dit-elle, c’est la même terre qu’à Pétersbourg, s’il faut la quitter, s’il y a la mer…
— Il faut, dit Boris, il faut.
Il la berça longtemps, sans doute pleurait-elle. Il caressa ses cheveux.
— Tu te souviens, dit-il, tu écrivais, avant, ce poème sur les fleuves, la Neva tu te souviens ?
Elle redressa la tête. Le temps traçait son sillage mais le regard d’Evguenia restait celui d’autrefois.
Neva des aurores blanches, commença-t-elle… puis elle s’interrompit, cacha à nouveau son visage.
— Fleuve majeur, continua Boris, fille des évidences. Anna te trouvera, ajouta-t-il plus bas, tu es le fleuve majeur, Evguenia.
Il la serra avec la même tendresse et le même désir qu’autrefois.
Ce couple de Russes, d’exilés, elle petite, les cheveux gris relevés en chignon, lui vigoureux, le visage massif, le front large, Dolorès les avait vus dans le jardin du Consulat au moment où elle arrivait avec sa fille.
Sans doute avait-elle eu un moment d’inattention car Julia s’était échappée, avait couru vers eux dans l’allée. Dolorès appela sa fille qui ne se retournait même pas, tendait les bras vers cette femme qui se baissait, commençait à jouer avec elle, lui présentant ses deux mains pour que la petite fille s’y agrippe.
Dolorès les avait rejoints. L’homme souriait. Si douloureux, ce visage, comme s’il se crispait autour de la bouche. La femme avait murmuré quelques mots, s’était inclinée devant Dolorès qui prenait sa fille dans ses bras. Julia agitait les mains et la tête, commençait à pleurer. La femme alors s’était approchée de Dolorès, et comme si ce geste était naturel, elle avait saisi Julia par la poitrine, souriant à Dolorès qui lui abandonnait sa fille calmée brusquement. La femme tenait maintenant Julia dans ses bras, elle chantonnait, chuchotait, et, bien que Dolorès ne comprît pas un seul de ces mots russes, elle savait qu’ils étaient douceur.
Ils avaient fait quelques pas dans le jardin, s’approchant des grilles, apercevant au delà des arbres les rives de l’Aussen-Alster, les eaux de ce grand bassin ridées par le vent de la mer du Nord. La femme souleva le col du manteau de Julia, et interrogeant Dolorès du regard, elle embrassa la petite fille. L’homme s’était tenu en retrait, il s’approcha, toucha l’épaule de sa femme, qui tendit Julia à Dolorès, montra l’enfant.
— Julia, dit Dolorès, elle s’appelle Julia.
Elle avait parlé en anglais, et la femme répéta puis ajouta maladroitement :
— Julia, quel âge a-t-elle ?
— Presque deux ans, dit Dolorès.
— Julia, Julia, murmura la femme en approchant à nouveau son visage de celui de Julia.
D’un mouvement spontané et tendre, rare chez elle – « elle est sauvage comme une Indienne », disait James Clerkwood quand sa fille lui tournait le dos, traversait la pièce, boudeuse, pour se réfugier entre les jambes de Dolorès – Julia embrassa la femme, qui se mit à rire.
— Elle est douce, dit-elle.
Dolorès commençait à être gênée de cette intimité qui naissait, elle fit un pas pour s’éloigner. L’homme salua cérémonieusement d’un coup de chapeau, prit le bras de sa femme.
— Vous avez une très jolie petite fille, dit-il dans un anglais parfait. Nous vous souhaitons beaucoup de bonheur pour elle.
Il entraînait sa femme qui s’appuyait à lui, marchait à pas très lents, à regret. Dolorès, après qu’ils eurent disparu, resta longtemps à regarder les stries blanches sur l’Aussen-Alster. Elle serra Julia, lui parla en espagnol, émue, embrassant sa fille. « Viens, murmura-t-elle, viens mon Indienne. » Elle monta directement à l’appartement sans passer comme elle le faisait d’habitude par le bureau de la secrétaire de James, Miss Altman, une Américaine née à Berlin, qui avait considéré son affectation au consulat de Hambourg comme une déportation. Souvent, au moment du dîner, Dolorès l’imitait, bouche pincée, gestes
Weitere Kostenlose Bücher